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Chapitre 4
Arboriculture, budget des ménages et sécurité alimentaire (Continuer)

L'ARBORICULTURE ET LES OBJECTIFS ET RESSOURCES DES AGRICULTEURS

II serait imprudent de trop se fonder sur l'analyse du nombre limité de situations dont traitent les études évoquées dans le présent rapport. Outre que celles-ci sont peu nombreuses, elles sont basées principalement sur deux grands types d'arboriculture: le jardin de case et le boisement sur l'exploitation agricole. Par ailleurs, comme il a déjà été noté. l'analyse ne porte pas sur l'ensemble des critères de décision de l'agriculteur. Pourtant, les aperçus qui ont été présentés, et dont les principaux éléments sont résumés au Tableau 36, sont indicatifs de certains des principaux facteurs économiques qui encouragent les agriculteurs à adopter un système mixte arboriculture-agriculture-élevage comme principal constituant de leur système de production.

Objectifs de production

La plupart des discussions sur le rôle des arbres dans les systèmes de production agricole reposent sur l'hypothèse que la production vivrière de base est le principal objectif. D'où l'accent placé sur l'agroforesterie comme moyen préférentiel d'incorporer des arbres sur l'exploitation, et l'hypothèse générale qu' à mesure que la taille des exploitations diminue, les agriculteurs sont contraints de renoncer aux arbres en faveur des cultures vivrières. Les informations examinées dans le présent chapitre mettent en relief le fait que, lorsque la taille et la productivité de l'exploitation diminuent, on approche d'un seuil à partir duquel le ménage agricole ne peut plus satisfaire ses besoins alimentaires essentiels par sa production propre, et doit commencer à donner la priorité aux activités génératrices de revenu. Quand tel est le cas, l'intérêt de l'arboriculture réside essentiellement dans le revenu qu'elle est capable de générer au bénéfice du ménage agricole. C'est pourquoi, dans certaines circonstances, l'arboriculture peut avoir une importance particulière pour les paysans pauvres. La contribution des arbres au maintien de la productivité des sols est aussi un facteur important, pris en compte dans les décisions des agriculteurs dans de nombreux systèmes de production.

Reconnaître l'importance de la génération de revenu comme objectif premier de production pour beaucoup d'agriculteurs pauvres, voilà qui change la perspective du débat sur l'autosuffisance en bois de feu. Ceux qui ont suivi l'expansion rapide de l'arboriculture paysanne en Inde (Blair 1983) et au Kenya (Banque mondiale 1986) soulignent que dans son ensemble, le choix rationnel du ménage, est de cultiver des arbres pour en commercialiser les produits, afin de générer le revenu nécessaire à la satisfaction de besoins globalement prioritaires, même si la plantation d'arbres pour satisfaire les besoins domestiques en bois de feu peut sembler prioritaire du point de vue du planificateur, comme de celui des femmes utilisatrices directes du bois au sein du ménage.

Disponibilité des ressources

Terres

Les pratiques arboricoles dans leur ensemble peuvent être considérées comme potentiellement appropriées à un grand èventail de situations foncières et de modes d'utilisation des terres. Compte tenu du fait que l'on s'inquiète souvent que l'arboriculture soit surtout une activité réservée aux gros exploitants, il convient de souligner à nouveau qu'elle constitue aussi une activité viable pour les petits agriculteurs disposant de superficies modestes, voire très limitées. Dans certaines circonstances, le jardin de case se révèle être une bonne stratégie pour les petits agriculteurs qui manquent de capital et qui souhaitent intensifier l'utilisation de leur terre à mesure que la taille des exploitations diminue; l'arboriculture répond également aux voeux de ceux qui manquent de capital et de main-d'œuvre et désirent conserver un usage productif, mais moins intensif, à leurs terres. Les relations qui interviennent sont souvent complexes, mais sont habituellement liées en partie aux changements dans les objectifs de production des agriculteurs, dont il vient d'être question.

TABLEAU 36 Réponses des agriculteurs aux changements affectant les ressources

Sous-système «arboriculture» Changement au niveau des ressourcesRéponse des agriculteursContribution du sous-système «arboriculture»
Jardins de case, Java1.Diminution de la taille des exploitations, peu ou pas de riz, capital minimeAccroissement de la production vivrière et de la génération de revenu à partir du jardin de case intégré dans l'exploitationMeilleure rentabilité de la terre grâce aux apports de main-d'œuvre croissants, souplesse de la production devant l'évolution des besoins et opportunités
2.Réduction plus prononcée de la superficie, jusqu'au-dessous du seuil de satisfaction des besoins alimentaires de basePriorité donnée à l'arboriculture extensive pour dégager la main-d'oeuvre et permettre davantage d'emploi extra-agricoleUtilisation plus productive et constanle de la terre avec apports de main-d'oeuvre réduits
Jardins de case, Nigeria1.Diminution de la taille des exploitations et de la productivité du site, capital minimeConcentration des ressources dans le jardin de case, accroissement de l'élément générateur de revenu et de l'emploi hors exploitationMeilleure productivité meilleure rémunération des apports de main-d'oeuvre, souplesse
Jardins de case, Kerala1.Diminution de la taille des exploitations, capital minimeMise en usage des terres en jachère, intensification de l'aménagement et de la conduite du jardin de caseLes essences polyvalentes entretiennent la productivité du site et contribuent aux approvisionnements vivriers et au revenu
2.Accroissement notable des apports de capitalConversion des terres aux culture de rente de grande valeur, remplacement du paillis et de l'ombrage par engrais et herbicidesSuppression des arbres, sauf essences prisées donnant des produits de rente
Boisements fermiers, Kenya1.Taille des exploitations tombant au-dessous du seuil d'autosuffisance, capital minime, pénurie croissante de main-d'oeuvreConduite économe en intrants et aménagement peu intensif pour production commerciale de perches, emploi hors de l'exploitationMoindre apport de capital que les autres productions végétales et meilleur rémunération des apports de main-d'oeuvre
Boisements fermiers, Philippines1.Terres en abondance, main-d'œuvre limitéeConversion de terres à la production de bois à pâteAccroissement de la superficie cultivée, meilleure rémunération des apports de main-d'oeuvre familiale

Main-d'œuvre

La relation entre arboriculture d'une part, et disponibilité et coût de la main-d'œuvre de l'autre est variable: en effet, quand elle est associée à des conditions de disponibilité de capital et de terre, ainsi qu'à des objectifs de production différents, l'abondance ou la pénurie de main-d'œuvre donne lieu à des décisions tout à fait diverses en ce qui concerne l'arboriculture. Il convient toutefois de souligner certains points.

Tout d'abord, l'arboriculture joue un rôle dans l'égalisation des périodes de pointe et des creux de l'activité agricole en zone tropicale. Le travail dans les boisements ou plantations peut être réservé aux mortes-saisons agricoles, et la présence d'arbres peut être à la base de nombreuses activités de contre-saison, comme la collecte de bois de feu et la carbonisation (Chambers et Longhurst 1986).

Ensuite, à mesure que la nécessité de rechercher un emploi hors de l'exploitation agricole, au moins à temps partiel, se fait sentir de façon plus pressante, la disponibilité de main-d'œuvre doit être évaluée non plus seulement en fonction des autres activités agricoles, mais aussi en tenant compte des possibilités offertes hors de l'exploitation. A cet égard, il convient de veiller au danger présenté par l'intensification ou le redéploiement de la main-d'oeuvre dans des activités silviculturales sur l'exploitation même, qui peut empêcher la main-d'oeuvre familiale de s'embaucher de façon plus rémunératrice ailleurs; il est possible que ceci soit arrivé à certains agriculteurs de Java producteurs de sucre de coco (Stoler 1978).

La dépendance croissante des ruraux vis-à-vis de l'emploi hors de l'exploitation semble indiquer que la possibilité de lier les produits forestiers à ce type d'emploi et à la génération de revenu mérite probablement davantage d'attention. Comme il a été noté dans le chapitre précédent, les petites entreprises rurales de transformation des produits des arbres ou de la forêt sont l'une des principales sources d'emploi rural hors des exploitations agricoles (Fisseha 1987). Leurs marchés essentiellement ruraux sont eux-mêmes fortement saisonniers, et fluctuent au rythme des disponibilités locales de trésorerie, de sorte que leurs périodes de pointe sont en inversion de phase avec celles du secteur agricole. La plupart de ces entreprises sont de très petite taille, et sont menées de front avec des activités agricoles ou d'autres activités non agricoles. Ces petites entreprises sont caractérisées notamment par la forte proportion de femmes qui y prennent part.

Capital

On prétend souvent que le délai d'entrée en production, associé aux coûts initiaux d'établissement, pose des problèmes financiers aux agriculteurs qui se lancent dans l'arboriculture. C'est pour cette raison que souvent, dans les programmes de soutien à l'arboriculture, on fournit les jeunes plants gratuitement ou à des prix subventionnés.

Toutefois, le fait que les agriculteurs se tournent volontiers vers l'arboriculture quand le capital est rare, parce que les arbres demandent moins d'investissements que d'autres productions végétales et/ou fournissent des produits remplaçant les intrants qu'il faudrait acheter (engrais et herbicides par exemple), semble indiquer qu'un meilleur accès au capital ne renforcerait pas nécessairement l'adoption de pratiques agroforestières. Comme l'expérience du Kenya et du Kerala le montrent, c'est en fait l'inverse qui risque de se produire: l'accès au capital permet souvent aux agriculteurs d'adopter d'autres modes d'utilisation de la terre ayant un meilleur rendement.

Le manque de capital pourrait, bien entendu, faire obstacle à l'investissement dans les rotations de plus longue durée d'essences de bois d'oeuvre et industrielles plantées à des fins commerciales. Même dans ce type de situation, la contrainte ne semble pas liée au coût en capital de l'établissement des plantations, mais plutôt au coût d'opportunité du gel des terres pendant le temps nécessaire pour que les recettes commencent à rentrer, ou tout simplement, comme c'est le cas dans la production de bois à pâte aux Philippines, au coût même de l'extraction du bois (Hyman 1983b).

Marchés et commercialisation

Le fait que la génération de revenu soit un objectif principal de production montre combien il importe de bien évaluer les marchés des produits de l'arboriculture. Quoique la plupart des interventions axées sur la promotion et le soutien de l'arboriculture aient visé à accroître la production destinée au marché, les études systématiques de la structure et du fonctionnement des marchés sont singulièrement rares. Les déséquilibres entre l'offre et la demande, attribuables à une mauvaise information sur les marchés, et la dégradation des prix qui en résulte, peuvent avoir des conséquences graves pour les agriculteurs.

Un accès insuffisant aux marchés, et les faiblesses de la commercialisation peuvent aussi avoir des effets négatifs. L'étude réalisée au Bengale occidental, citée plus haut, montre que les prix aux producteurs tombent nettement au-dessous des prix du marché quand des intermédiaires s'approprient les bénéfices de la production, et quand les producteurs ignorent que leur bois se vendrait beaucoup plus cher comme perches que comme bois de feu (Tushaar Shah 1987). De façon analogue, le manque d'informations sur le marché a affaibli la position des producteurs en Haïti (McGowan 1986).

Les planificateurs se sont particulièrement attachés à assurer l'approvisionnement des villes et autres marchés commerciaux en bois de feu, but louable en soi puisque le bois de feu est le produit forestier le plus consommé dans la plupart des pays. Mais partout où les plantations commerciales de bois ont connu une croissance rapide, comme en Inde ou au Kenya, cela a toujours été pour alimenter le marché en perches et en bois d'industrie, produits plus rémunérateurs, et non pas en bois de feu. Les prix que peut atteindre ce dernier semblent ne pas avoir stimulé l'investissement des agriculteurs dans ce type de production de rente.

Dans son étude des tendances des prix des produits énergétiques dans un certain nombre de grandes villes d'Asie du Sud, Leach (1986) a montré qu'en dépit des variations marquées des prix du bois de feu d'un endroit à l'autre, les prix avaient peu augmenté en valeur réelle sur la plupart des marchés au cours des 12 à 14 dernières années. La substitution d'un combustible par un autre est apparemment répandue, les prix et l'utilisation du bois de feu étant sensibles aux prix des sources d'énergie concurrentes. Cette observation laisse prévoir qu'une hausse notable des prix du bois de feu est peu probable sur ces marchés dans un avenir prévisible (voir Figure 5).

Or, c'est le prix au point de départ, à l'extraction, qui influe sur les décisions de l'agriculteur, plutôt que le prix de vente final. Dans le cas du bois de feu, le prix au producteur n'est souvent qu'une infime partie du prix au consommateur. Par exemple, les prix du bois-énergie sur pied dans deux localités d'Afrique de l'Ouest ne dépassaient pas 1 à 1,5 pour cent du prix de détail, et le coût du bois coupé et empilé, à la ferme, atteignait 11 à 13 pour cent du prix à la consommation (Baah-Dwomoh 1983).

L'attention s'est récemment portée sur la possibilité de relever le prix du bois de feu à la production, par rapport au prix au consommateur, en réduisant les coûts de transport et de distribution et/ou en accordant aux producteurs des subventions ou des primes dont la masse serait prélevée sur les marges des intermédiaires. Il est trop tôt pour dire si de telles interventions seront efficaces. Mais aussi longtemps qu'il reste des sources bon marché de bois de feu, sous forme de réserves existantes, et que les utilisateurs peuvent se tourner vers d'autres sources d'énergie ou tout simplement économiser sur leur consommation, il sera difficile de relever les prix du bois de feu produit commercialement par les agriculteurs.

FIGURE 5 Prix de détail du bois de feu en milieu urbain en Asie du Sud

Source: Leach 1986

Gestion des risques

Il est courant que les risques, et la volonté de les éviter, pèsent lourd dans les décisions des agriculteurs pauvres, modifiant ou l'emportant sur les autres considérations économiques. Vu leurs conditions de vie, à la limite de la stricte subsistance, ces agriculteurs cherchent à éviter tout changement qui, même s'il est susceptible d'améliorer leur situation dans des conditions favorables, risque d'aggraver leurs difficultés si la conjoncture n'est pas bonne. De même, il est vraisemblable que les paysans préféreront réduire les risques existants, même si les solutions qui le permettent sont moins prometteuses que d'autres au plan économique.

Comme il a été noté plus haut, l'un des facteurs importants dans la diffusion des jardins de case est qu'ils contribuent à réduire les risques ainsi qu'à diversifier la production et à l'étaler sur les différentes saisons. Pourtant, il est évident qu'avec la réduction de la taille des exploitations, le risque fondamental de ne pas pouvoir satisfaire les besoins alimentaires élémentaires commence à prévaloir sur le risque de pénuries passagères ou de mauvaises récoltes. L'aménagement des jardins est axé sur les espèces qui produisent des vivres et génèrent un revenu de façon immédiate. En d'autres termes, quand la subsistance de la famille agricole repose essentiellement ou exclusivement sur un petit jardin de case, il n'est pas question de prendre le risque de faire dépendre son revenu d'une activité-l'arboriculture - dont la productivité s'inscrit dans le long terme, surtout si les droits fonciers sont mal assurés.

Cependant, lorsque le revenu dérivant de la terre n'est plus qu'une fraction, ou un complément, du revenu global, les produits de l'arboriculture peuvent à nouveau contribuer efficacement à réduire les risques économiques. En tant que mode stable d'utilisation des terres, économe en apports et en façons culturales, l'arboriculture permet à ceux dont le revenu est essentiellement lié à l'embauche extérieure de conserver un usage productif à leur terre.

L'inconvénient que représente la périodicité du revenu de l'arboriculture peut être compensé par le fait que les arbres constituent un capital, dans lequel on peut puiser pour régler des dépenses périodiques comme les frais de scolarité, ou pour faire face à des situations imprévues - inondations, famines ou maladie. Chambers et Leach (1987) ont montré que la vulnérabilité face à des situations imprévisibles est l'une des caractéristiques importantes de la pauvreté, et que les arbres servent souvent de réserve dans laquelle on puise en cas d'urgence. Ils citent divers exemples d'agriculteurs qui sont parfois contraints de réaliser leur capital, en coupant même les arbres fruitiers ou ceux qui fournissent des produits de rente, car c'est le seul bien qui leur reste. La présence d'arbres sur les exploitations peut donc constituer une forme d'assurance.

ARBORICULTURE DE RENTE ET SECURITE ALIMENTAIRE

En principe, l'accroissement du revenu devrait améliorer l'accès des ménages aux produits alimentaires. Or, on prétend souvent que, dans la pratique, le passage de l'agriculture vivrière de subsistance à l'agriculture de rente a des effets négatifs sur la sécurité alimentaire et la nutrition des ménages, affectant ainsi la stabilité et la qualité de l'alimentation et l'état nutritionnel des enfants. A partir d'une recherche bibliographique récente sur le sujet, Longhurst (1987a) conclu que les éléments invoqués ne sont pas vraiment probants. Toutefois, certains effets potentiellement négatifs sont identifiables; ils sont fonction du choix des cultures de rente et de la situation dans laquelle elles sont pratiquées et commercialisées. Nous examinerons dans la présente section l'effet éventuel de l'arboriculture de rente sur la sécurité alimentaire.

La pratique de cultures de rentes peut influer sur la sécurité alimentaire des ménages de plusieurs manières (Longhurst 1987a). Le passage aux cultures de rente peut déterminer une hausse des prix alimentaires en raison de la conversion des terres précédemment exploitées en cultures vivrières - qui réduit les disponibilités - ou des coûts de transport et de commercialisation. Les ménages dépendant des cultures de rentes sont vulnérables aux fluctuations du marché: toute baisse des cours des produits réduit la part de revenu disponible pour les achats alimentaires, danger accentué par la gamme restreinte des produits de rente et des débouchés commerciaux. Le revenu des produits de rente est souvent irrégulier, caractérisé par des périodes où les rentrées financières sont très limitées. Enfin, le passage aux cultures de rente peut réduire les possibilités d'emploi, car ces cultures exigent souvent moins de main-d'œuvre que les cultures vivrières. Par ailleurs, avec l'accroissement du revenu, la structure des dépenses risque de se modifier, aux dépens des achats alimentaires et des aliments de base en particulier. Ce phénomène est d'autant plus probable si les femmes perdent le contrôle des ressources du ménage. La réduction de la superficie disponible pour la production vivrière du ménage, et l'augmentation du temps consacré aux cultures de rente, peuvent exercer des pressions sur son approvisionnement en denrées de base. Enfin, le passage aux produits alimentaires achetés exige des connaissances nouvelles pour que soit sauvegardé l'équilibre nutritionnel.

A première vue, l'arboriculture présente un grand nombre des aspects négatifs potentiels qui ont été avancés. Les arbres demandent plusieurs années pour venir à maturité: la recherche, la formation et les services de commercialisation se concentrent sur les agriculteurs de sexe masculin; il n'y a souvent qu'un seul produit commercialisable, par exemple des perches, avec des débouchés commerciaux fortement concentrés; enfin, l'arboriculture soustrait des terres à la production vivrière, et se traduit par une perte nette d'emplois (Longhurst 1987b).

En pratique, beaucoup de ces effets négatifs sont compensés par d'autres caractéristiques de l'arboriculture. Comme il a été souligné ailleurs dans le présent chapitre, le transfert de terres des cultures vivrières à la production arboricole se fait fréquemment en réponse à l'évolution des conditions de production agricole, qui fait que la production vivrière classique n'est plus viable, ou trop sujette à divers aléas. De même, du point de vue de l'emploi, l'arboriculture est souvent une réponse à une pénurie déjà croissante de main-d'œuvre, à son renchérissement, ou à des problèmes de plus en plus difficiles de gestion de cette main-d'œuvre. Il devient ainsi inévitable de s'écarter de la production vivrière et des modes de production à forte intensité de main-d'œuvre. Quand tel est le cas, les accroissements du revenu et de la rentabilité de la terre et de la main-d'œuvre aboutiront vraisemblablement à un gain net.

Le choix d'essences appropriées a un certain nombre d'effets positifs évidents sur la sécurité alimentaire. Pratiquement tous les arbres produisent du bois de feu pour les besoins du ménage. Les divers produits et services (fruits et produits fourragers, ombrage, protection, engrais verts et amélioration du sol) sont une contribution positive de l'arboriculture, et participent directement ou indirectement à la production vivrière et au revenu des ménages. La meilleure distribution sur l'année des rentrées d'argent et des besoins de main-d'œuvre que permet d'ordinaire l'arboriculture, est un autre facteur positif. Ces divers avantages ne se concrétisent pleinement que dans les systèmes agroforestiers plurispécifiques, et notamment avec des essences polyvalentes. Ils expliquent la large diffusion de ces formes d'arboriculture, et l'évolution de programmes similaires à celui d'Haïti.

De toute évidence l'arboriculture monospécifique, plus étroitement ciblée, telle qu'elle se pratique avec l'eucalyptus en Inde et au Kenya, se fonde exclusivement sur l'utilisation efficace des ressources du ménage (terres, main-d'œuvre et capital) pour générer un revenu. L'inconvénient le plus grave de cette monoculture semble tenir à la longue période de latence avant que des recettes soient effectivement perçues, et à l'irrégularité des rentrées financières à partir du moment où les arbres sont productifs. Ces choix ne sont viables que si les ménages disposent d'autres sources de vivres ou de revenu. Par conséquent, l'arboriculture monospécifique sera plus accessible aux gros exploitants, pour lesquels elle peut ne réprésenter qu'un élément du système d'exploitation.

Mais, comme nous l'avons vu, cette solution est aussi pratiquée par les petits agriculteurs qui ont été poussés, faute d'une superficie suffisante ou par leur pauvreté même, à tirer leur subsistance d'activités réalisées hors de l'exploitation. Dans ce cas, l'arboriculture permet de maintenir la terre en production moyennant un apport minimal de main-d'œuvre. Dans certaines circonstances, elle représente donc une stratégie rationnelle pour les exploitants, même très petits ou très pauvres.

Subsiste bien sûr le danger que les programmes encourageant la foresterie paysanne incitent des agriculteurs pour lesquels cette solution ne serait pas appropriée, à se convertir à une arboriculture monospécifique. Les incitations en espèces et la concentration sur quelques essences bien connues des forestiers, mais mal adaptées aux besoins et aux attentes des cultivateurs, risquent d'avoir des effets fâcheux. Ces dangers risquent d'être aggravés par les pressions exercées pour que soient atteints les objectifs ambitieux de bien des programmes de grande envergure d'aide à la foresterie paysanne.

L'irrégularité du revenu de l'arboriculture doit néanmoins être replacée dans la perspective de l'ordre de grandeur de ce revenu, et de la souplesse qu'il procure, le capital représenté par les arbres pouvant être réalisé au moment choisi par l'agriculteur. Nous avons vu comment l'épargne ou le capital que constituent les arbres permet parfois aux ménages de faire face aux imprévus ou de financer des dépenses périodiques. L'exemple du Bengale occidental montre comment l'arboriculture permet d'accumuler un capital avec pour fin spécifique d'accroître la capacité du ménage de produire des vivres et de générer du revenu, en achetant des terres supplémentaires ou de meilleure qualité.

Demeure la question des effets différentiels au sein du ménage, en raison de la concentration de fait des produits de l'arboriculture entre les mains des hommes. Abstraction faite des problèmes de sécurité alimentaire qui peuvent tenir à la masculinisation du revenu, comme il a été vu, on prétend souvent que les femmes s'intéressent à des fonctions des arbres différentes de celles qui motivent les hommes, à savoir au bois de feu, au fourrage pour leurs petits animaux, etc., plutôt qu'au revenu en espèces (voir Molnar 1981). Comme il a été noté plus haut, il a été suggéré que l'adoption de l'arboriculture de rente par les hommes au Kenya hypothèque en fait l'accès des femmes au bois de feu, mais cette interprétation doit être revue à la lumière des besoins et des possibilités globales des ménages. En outre, il n'est pas avéré que cette dualité d'intérêts soit réelle dans la pratique. Dans son étude sur l'Etat d'Orissa, en Inde, Olsson (1988) n'a constaté aucune différence entre les objectifs des femmes et ceux des hommes en ce qui concernait l'arboriculture; tous considéraient qu'elle n'était qu'un moyen de générer du capital pour acheter davantage de terre.

QUESTIONS DE PLANIFICATION, AMENAGEMENT ET POLITIQUES

L'arboriculture a sa part dans des systèmes de production agricole très divers; elle a tendance à prendre une place dominante lorsque les ressources en capital et les ressources physiques sont limitées. Dans ces conditions, l'arboriculture jouera dans le système de production un ou plusieurs des rôles suivants, qui se recoupent:

  1. maintenir la productivité des terres quand le capital fait défaut: les arbres peuvent substituer les engrais et herbicides qui devraient être achetés, et dispenser d'investir dans la protection des sols et des cultures et, le cas échéant, dans l'eau d'irrigation;
  2. utiliser les sols de façon productive quand le capital et la main-d'œuvre sont rares: l'arboriculture, qui est une forme de production végétale économe en opérations de conduite, permet d'en faire l'usage le plus rémunérateur:
  3. maximiser la rentabilité des terres quand la terre et le capital manquent: la combinaison de l'arboriculture, de l'agriculture classique et de l'élevage permet de mieux utiliser la main-d'œuvre disponible que d'autres modes d'exploitation;
  4. accroître les possibilités de génération de revenu dérivant de l'utilisation des ressources de l'exploitation, quand la superficie et la productivité tombent audessous du seuil auquel les besoins alimentaires essentiels du ménage peuvent être satisfaits par la production vivrière sur l'exploitation;
  5. renforcer la maîtrise des risques en diversifiant les productions, en étalant mieux sur l'année les apports et les produits, en réduisant les risques de mauvaise récolte due à la sécheresse, et en constituant des réserves qui représentent un capital ou permettent d'investir.

Si les conditions de disponibilité des ressources changent, d'autres cultures ou activités permettant, sous réserve d'apports plus conséquents de main-d'œuvre et de capital, un rendement plus élevé de la terre que l'arboriculture, seront vraisemblablement préférées. En outre, différents facteurs, d'ordre institutionnel ou de caractère plus général, peuvent faire obstacle au recours à l'arboriculture: certains systèmes de propriété de la terre et des arbres; la pauvreté extrême et l'exode rural; ainsi que des pratiques d'utilisation des terres rendant difficile la protection des arbres (libre pâturage, écobuage, champs collectifs, etc.).

Parmi les considérations importantes qui doivent entrer dans la planification des mesures d'appui à l'introduction de l'arboriculture paysanne, citons les suivantes:

Au plan des politiques, l'attention doit porter sur les questions qui touchent à l'efficacité des mesures visant à encourager directement l'arboriculture, comme les subventions. Le fait que les agriculteurs adoptent cette solution en raison du faible investissement qu'elle exige, indique qu'il est probablement nécessaire de revoir le principe des subventions relatives au matériel de plantation, très largement répandu, et de s'interroger sur son efficacité. Les interventions visant à soutenir les prix des produits de l'arboriculture et à garantir l'accès des marchés aux producteurs pourraient être aussi efficaces, sinon plus, que des subventions.

Il est également nécessaire de mieux comprendre de quelle manière les politiques agricoles affectent l'arboriculture. Les engrais subventionnés et le crédit bon marché, le soutien des prix des denrées agricoles, les incitations à pratiquer telle ou telle utilisation des terres, ne sont que quelques-unes des mesures susceptibles d'infléchir les décisions aux dépens de l'arboriculture. Les possibilités de pratiquer l'arboriculture sont également limitées ou affectées par des mesures touchant les systèmes de propriété de l'arbre et de la terre.


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