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5. Les régimes fonciers sur l'exploitation

L'EXPLOITATION A REGIMES FONCIERS MULTIPLES

Il a été fait appel au concept de niches socio-écologiques pour diviser le paysage en un ensemble de domaines distincts se prêtant à la foresterie. Les possibilités qui s'offrent sont différentes parce que les systèmes de gestion et d'utilisation des terres pratiqués dans ces différentes niches diffèrent eux-mêmes. Ces niches manifestant des structures foncières assez caractéristiques, nous les avons appelées niches foncières: l'exploitation agricole, les terres communautaires et la réserve.

Dans la présente section, nous traiterons de l'exploitation comme niche foncière. La majorité des unités agricoles de la plupart des pays sont des familles paysannes qui gèrent une “exploitation”, c'est-à-dire une superficie sur laquelle le ménage et ses membres exercent des droits exclusifs - à savoir le droit d'exclure les tiers de l'usage de la terre. La présence d'arbres sur l'exploitation peut avoir diverses raisons: monoculture commerciale de telle ou telle essence, cultures en allées, rideaux-abris, etc. Si la gestion par le ménage qui est implicite dans la notion d'exploitation a des conséquences fondamentales du point de vue des droits fonciers, on constate aussi une diversité considérable dans les droits dont jouissent les ménages sur la terre, les arbres et les autres ressources présentes sur leur exploitation.

Pour un ménage donné, l'exploitation se compose en général de plusieurs parcelles de terre, certaines d'entre elles ayant une utilisation spécifique: par exemple un jardin familial avec des arbres fruitiers près de la maison, et ailleurs, plus loin, des champs de maïs en culture itinérante sur d'autres parcelles. Différents régimes fonciers peuvent s'appliquer à ces parcelles, premièrement parce que, selon l'utilisation qui est faite de la terre, les exigences foncières peuvent être différentes (le jardin de case où l'on cultive des plantes pérennes appelle une tenure plus durable que le champ de maïs en culture itinérante. Deuxièmement, la société attribue parfois à certaines terres un rôle de soutien à diverses institutions - au sanctuaire, à la mosquée, ou parfois au chef - et ces rôles sont incorporés dans les règles foncières applicables à cette terre. Son utilisation sera subordonnée à ces rôles. Les droits dont jouit l'institution en question sur la terre lui assurent un revenu, qui ailleurs lui serait procuré par une autre méthode d'imposition. L'extrait suivant présente un système de tenure multiple sur les plateaux du Tigré, en Ethiopie. Troisièmement, certains membres du ménage ont souvent des droits fonciers particuliers sur certaines parcelles et sur certains champs de telle ou telle parcelle. Ce fait est plus particulièrement fréquent lorsque l'unité de production comporte plusieurs ménages, ou dans le cas de ménages polygames ou chacune des épouses dispose d'un champ individuel. Quatrièmement, certaines parcelles de l'exploitation peuvent être sous tenure contractuelle, être louées à bail par exemple, tandis que d'autres, qui appartiennent en propre au ménage, seront indisponibles parce qu'elles-mêmes données en location. Les transactions de ce genre transfèrent donc provisoirement à autrui une partie du “faisceau de droits” du ménage sur la terre.

Un système de tenure multiple dans le Tigré, en Ethiople
La distinction la plus fondamentale faite dans les communautés où se pratique le système foncier chiguraf-gwoses consiste à diviser les terres du village en terres cultivables et en pâturages. Les pâturages de la plupart des communautés sont utilisés comme terre communautaire indivise, quoiqu'ils puissent être interdits à certaines catégories de bétail à certaines époques de l'année. Mais les pâturages de certaines communautés sont, comme les terres cultivées, divisés en parcelles à l'usage de chaque agriculteur. Le pâturage divisé fait l'objet d'une répartition générale périodique (souvent annuelle) pour être redistribué par loterie, bien que ce genre de redistribution générale soit souvent remise à une date ultérieure. On estime en général que le pâturage divisé est plus juste. Quand le pâturage est traité comme bien commun indivis, on estime souvent que l'agriculteur pauvre, qui a peu ou pas de bêtes, tire moins avantage de son droit d'accès que le propriétaire riche qui y mène ses troupeaux; quand le pâturage est divisé, le pauvre peut vendre le fourrage inutilisé, ou louer sa part à l'année.
Parfois cependant les terres cultivées elles-mêmes sont divisées en koli et tserhi, chaque agriculteur ayant des droits dans chacune des zones. La koli ou “terre des jardins”, se compose des habitations et des jardins adjacents. Dans cet espace les anciens créent de nouveaux emplacements pour les maisons et les jardins, à mesure que les besoins évoluent, en réaffectant des lots des exploitations existantes. La tserhi est le reste des terres communautaires, les champs ouverts par-delà la “terre des jardins”. Les exploitations sont censées y être intégralement redéfinies et redistribuées tous les tant d'années par loterie, et on les appelle parfois “terres tirées au sort”.
Dans la plupart des communautés où il y a une église, un tiers de la terre, la “terre tierce” (meret silus), est mis à part pour les besoins du clergé. Cette terre tierce ne vient pas s'ajouter aux biens propres de celui-ci; c'est au contraire le seul endroit où il peut disposer de terres dans la communauté. Les clercs reçoivent des parcelles de la terre tierce, et les laïcs ne reçoivent de la terre que des deux tiers restants. Un tiers est mis à part pour le clergé dans la koli et dans la tserhi. Or le nombre des clercs dans ces communautés approche souvent le tiers de l'effectif des agriculteurs. L'accès relativement aisé aux terres tierces garantit que suffisamment de jeunes gens se prépareront à la prêtrise ou au diaconat, et que l'église paroissiale sera bien servie.
John W. Bruce, “Land Reform Planning and Indigenous Tenures: A Case Study of the Tenure Chiguraf-Gwoses in Tigray, Ethiopia”, S.J.D. Dissertation (Law), University of Wisconsin, 1976; p. 121–124.

L'ENTREVUE A L'ECHELON DE L'EXPLOITATION

Commençons donc par le plus fâcheux, du point de vue de la reconnaissance rapide, à savoir les contraintes de temps: pour traiter convenablement des régimes fonciers il faut procéder à l'échelon de la parcelle ou du champ, car il y a de grosses différences de tenure même à l'intérieur de l'exploitation d'un même ménage. Si l'on peut appréhender la majeure partie des différences de tenure au niveau des parcelles, ce n'est qu'au niveau du champ que l'on peut être sûr de percevoir les différences foncières en fonction de qui dans le ménage gère le champ en question, ce qui permet d'éclaircir éventuellement d'importantes questions liées aux sexes.

Il est cependant réconfortant de se souvenir que la situation foncière particulière à laquelle on a affaire est d'une complexité limitée par rapport au champ du possible: dans un système foncier donné, seule une petite série de distinctions sera présente. En outre, comme les différences de tenure sont souvent fondées sur les différences d'utilisation des terres et des arbres, on pourra les aborder dans un premier temps selon le cheminement que nous avons déjà vivement conseillé ici, à savoir en allant de l'observation de l'utilisation vers la classification de la situation foncière.

Nous avons vu qu'il est nécessaire de procéder à des entretiens détaillés avec au moins une demidouzaine, sinon une douzaine de ménages. Parce qu'on se préoccupe de tenure, et que la tenure peut varier jusqu'à l'échelon du champ, il faut traiter de l'utilisation à cet échelon-là. Or il n'est pas possible d'établir un formulaire ou un questionnaire qui puisse prendre en compte toutes les situations possibles. On trouvera dans les deux pages suivantes un exemple de questionnaire, mais qui a bien sûr ses limites. Il vise à faire ressortir les différences d'utilisation entre propriétaire et exploitant non propriétaire de la terre, et entre mari et épouse, ou épouse, à l'intérieur du ménage. Il devrait donner des résultats plutôt satisfaisants dans un système d'agriculture mixte, et accorde une place considérable aux arbres qui font partie du système. Il ferait cependant moins bien ressortir les différentes utilisations propres à chaque membre de la famille dans un jardin tropical hautement intégré et biologiquement très diversifié, ou dans le cas de parcelles exploitées en commun pour répondre aux besoins de l'unité d'exploitation agricole dans son ensemble. La batterie de questions qui suit peut servir de point de départ pour l'établissement d'un questionnaire adapté à une situation locale spécifique.

A partir des tableaux remplis pour un certain nombre de champs, quelques relations cohérentes vont apparaître, par exemple des groupes d'utilisations spécifiques correspondant à certaines classes d'utilisateurs, hommes ou femmes, ainsi que des relations entre droits sur la terre et sur les arbres. Pour chacune des classes d'utilisateurs d'une essence (hommes ou femmes, propriétaires ou locataires, selon les distinctions localement pertinentes), l'enquêteur posera les questions suivantes:

  1. Ceux qui plantent et utilisent des arbres sont-ils considérés comme ayant le droit de le faire ou quelqu'un peut-il le leur interdire? Si oui, qui et pourquoi?
  2. S'ils ont ce droit, est-ce en raison de leurs droits sur la terre où se trouve l'arbre? Dans ce cas, leurs droits fonciers sont-ils les mêmes?
  3. Ou bien est-ce un droit qu'ils ont pour une autre raison, par exemple parce qu'ils ont planté l'arbre ou fourni le jeune plant?
  4. La durée de ces droits est-elle égale à la durée de vie de l'arbre, ou est-elle limitée dans le temps?
  5. Ces droits peuvent-ils être transférés par la vente, le don, le prêt? avec la terre, ou séparément de la terre?
  6. Ces droits sont-ils transmissibles par héritage? Si oui, à qui? Sinon à qui reviennent-ils et pourquoi? Ces droits peuvent-ils être légués? Si oui, à n'importe qui? S'ils ne peuvent être légués à n'importe qui, à qui peuvent-ils l'être?
  7. Le détenteur de droits peut-il exclure certaines utilisations de l'arbre, et d'autres ont-ils le droit d'utiliser l'arbre?

EXEMPLE DE QUESTIONNAIRE DE TERRAIN

Entrevue no:                                                        Date:                                                                                            
Localité:                                                                                                                                                                                                
Identification du champ:                                                                                                                                                                      
Régime tenure EF sur champ:                                                                                                                                                            
Gérant du champ en tenure:                                                                                                                                                                
Superficie approx. du champ:                                                      Distance de l'habitation:                                                              

Statut par rapport au champ d'exploitation familiale (EF)mariépouseautre EFnon EF
 le répondant est    
 le chef d'EF est:    
 le propriétaire du champ est    
 le gérant du champ est    

Passer au tableau suivant et le compléter. Puis continuer ci-dessous. Explications et observations, y compris lorsque la réponse est “autre”, par colonne du tableau:

Colonne      Observations:
  
  
  
  
  
  

(en pratique prévoir davantage de place)

 Cultures et arbresArbres seulementArbres seulementArbres seulement
 (A)(B)(C)(D)(E)(F)(G)(H)(I)(J)(K)(L)(M)(N)(O)(P)(Q)(R)(S)
Cultures de plein champ et arbres par essencesValeur économique EFValeur économique gérantBesoin de main-d'œuvrePréparation du solFournit semences jeunes/ plantsPlanteArrose/ EntretientElague feuilles/ branchesVend fourrageDispose du revenu fourrageRécolte fruitsVend fruitsDispose du revenu fruitsAbat les arbresVend le boisDispose du revenu du boisQui possède les arbres?Autres utilisateursAutres usages
                    
                    
                    
                    
                    
                    
                    

A – C

1. extrême
2. important
3. significatif
4. mineur
5. aucum

D – Q

1. gérant
2. épouse du gérant
3. propriétaire si ni 1 ni 2
4. partagé par (rapport: ⅔)
5. autre
6. sans objet

R

1. voisins
2. autres, locaux
3. utilisateurs itinérants
4. autres
5. sans objet

S

1. pâturage
2. ramassage
3. coupe feuilles/branches
4. cueillette fruits
5. autre
6. sans objet

QUESTION CLE: LA SECURITÉ FONCIERE

Pourquoi s'inquiéter des droits qu'ont les gens sur les arbres dans la mesure où, en pratique, ils les plantent, les utilisent, etc.? La question des droits se rapporte à la sécurité foncière. Etant entendu qu'un utilisateur pratique une certaine utilisation, est-il assuré de pouvoir continuer? L'utilisateur exerce-t-il un droit, ou quelqu'un peut-il le priver d'utiliser telle ou telle ressource, ou le gêner dans son utilisation effective au point qu'elle perde le plus clair de son intérêt? S'il n'y a pas de sécurité foncière, il n'y aura guère de motivation à investir de l'argent dans de jeunes plants, ou dans des clôtures, à investir de la main-d'oeuvre dans la plantation, ou à renoncer aux revenus d'autres utilisations de la terre qui deviendraient rentables à plus brève échéance, ou même à faire l'effort que les jeunes arbres ne soient pas un simple dessert pour chèvres.

Quelle est l'importance de la sécurité foncière? Dans certaines circonstances, elle peut être déterminante pour le succès ou l'échec d'une initiative de foresterie communautaire axée sur l'exploitation. Mais la sécurité de tenure intervient de façons différentes; nous commençons tout juste à comprendre certaines d'entre elles.

La documentation sur les régimes fonciers dans les pays en développement fait une large part aux relations entre droits fonciers et investissement dans la terre. La relation la plus simple, la plus souvent indiquée aussi, est que l'insécurité de tenure décourage l'investissement, l'agriculteur ne pouvant avoir confiance en la possibilité de récolter le produit de sa mise de fonds. Si semer une espèce annuelle est bien un investissement, il n'en est habituellement pas tenu compte dans les analyses. En effet la plupart des cultures mûrissent au bout de quelques mois, et après tout l'agriculteur doit bien semer même si la récolte n'est pas toujours assurée, car il faut au moins faire survivre sa famille. Or quand le droit à la terre vient à être perdu, le droit de récolter les cultures déjà en place peut subsister, ce qui lève certains risques inhérents au fait de semer (Bruce et Noronha, 1985).

L'investissement qui nous occupe ici est celui qui consiste à planter et à conserver des arbres. Les arbres sont d'une maturation si lente qu'il faut les envisager distinctement des cultures annuelles. Le coût des jeunes plants représente parfois un investissement substantiel, surtout pour les arbres fruitiers et les essences commerciales. D'autre part quand les arbres occupent une terre qui pourrait porter d'autres cultures, il faut tenir compte du coût d'opportunité, l'amortissement ne pouvant se faire qu'à plus ou moins longue échéance. Tout au moins sous l'angle du rapport entre la tenure et l'investissement dans l'exploitation, le plus souvent la plantation d'arbres s'apparente davantage à une amélioration durable, comme le percement d'un puits ou la mise en place de clôtures, que le semis de plantes annuelles (Bruce, 1986: 28, 87; Brokensha et Castro, 1984)

Des auteurs directement intéressés par le développement de l'agroforesterie sur les exploitations paysannes dans des pays en développement comme le Nigéria, Haïti et la Jamaïque ont souligné combien importait la clarté des règles foncières, pour que les arbres que l'agriculteur plante sur l'exploitation lui appartiennent bien (Adeyoju, 1976; Murray, 1982; Blaut et al., 1973: 63). Les sources potentielles d'insécurité de tenure sont diverses. Un système foncier traditionnel comportant la redistribution annuelle des parcelles comme celui que signale Uzozie (1979:344) chez les Igbo du Nigéria pose clairement le problème de la foresterie sur l'exploitation. Quand l'Etat a légiféré pour que les arbres qui poussent sur les exploitations appartiennent aux Domaines, et exige que soit demandé un permis d'abattre afin de les protéger, comme le font certains codes forestiers au Sahel, la conséquence principale peut être que les détenteurs de la terre ne sont plus directement incités à planter (Thompson, 1982; Lai et Khan, 1986; Elbow, 1988).

Peut-être l'illustration la plus immédiate de l'impact de la tenure sur la plantation d'arbres se trouve-t-elle dans les études consacrées aux agriculteurs qui ont accès à plusieurs parcelles sous des régimes fonciers différents. Les cultures de rente des agriculteurs de Tucurrique (Costa Rica) se partagent entre caféiers et palmiers-pêche, et la tenure va de la propriété à la squatterisation, en passant par des droits relativement sûrs d'usage, le fermage et l'emprunt de terres. Les recherches de Sellers lui ont fait constater que les paysans cultivaient les arbres sur les terres où leurs droits étaient les mieux assurés, et pratiquaient des cultures annuelles là où leurs droits étaient plus précaires. Nous donnons plus loin un passage de cet auteur. A Sainte-Lucie, les considérations foncières font comprendre pourquoi les arbres sont plantés dans des sols et des niches écologiques qui ne sont pas les plus favorables, les agriculteurs préférant réserver aux arbres les fonds de vallées où ils ont des titres individuels, et les pentes où la terre est placée sous un régime quelque peu ambigu de “tenure familiale” aux cultures vivrières (White, 1986: 83). En Haïti, des recherches récentes du Land Tenure Center (un extrait suit) ont montré que le régime foncier des parcelles était déterminant dans le choix du site de plantation des arbres.

Il faut cependant être prudent lorsque l'on envisage la sécurité foncière comme déterminante pour la plantation d'arbres. Premierement, il est essentiel de se souvenir que même si les droits fonciers sur la terre où l'on plante sont faibles, la tenure des arbres peut être clairement et solidement établie. Nous avons évoqué cet aspect au chapitre 1.

Deuxièmement, on fait parfois porter le blâme sur la tenure et l'insécurité quand on constate un certain manque de réceptivité devant le projet, qui peut aussi bien pécher par ailleurs: lorsque par exemple on cherche à introduire une essence que les gens de l'endroit estiment sans intérêt. Murray (1987) met en garde contre ce genre d'erreur, qui a l'extrême revient à reprocher à la “culture” locale la mauvaise volonté des agriculteurs pour adopter ce qui, en fait, est un ensemble d'essences et de technologies inappropriées. L'effet d'incitation du régime foncier n'est bien sûr pas sans rapport avec d'autres incitations économiques. Aucun arrangement foncier ne rendra séduisante la plantation d'arbres pour lesquels il n'y a aucune demande, tandis que la perspective d'un très bon rendement économique pourra pousser l'agriculteur à prendre les risques que comporte une certaine insécurité foncière.

LES ARBRES PEUVENT RENFORCER LES DROITS FONCIERS

La relation que l'on suppose habituellement entre tenure de la terre et plantation d'arbres peut, dans certaines circonstances, s'inverser: il est bien établi que parfois planter des arbres renforce la sûreté des droits sur la terre.

Cela peut simplement découler de la tenure des arbres, la maîtrise des arbres donnant, du moins à toutes fins pratiques, la maîtrise du sol sur lequel ils sont plantés, si toutefois la densité du boisement est suffisante. L'agriculteur peut ainsi obtenir, de facto sinon de jure, une maîtrise à plus longue échéance de la terre en y plantant des arbres. Dans d'autres cas, le fait de planter des arbres conférera dans la pratique des droits fonciers dans le cadre des systèmes fonciers coutumiers, car la plantation d'arbres est perçue comme valant exercice des droits du propriétaire, ou preuve de l'intention de faire valoir un droit qui, s'il n'est contesté par personne, vient à maturité comme preuve concluante de ce droit. Par exemple la plantation de palmiers est preuve de propriété de la terre selon plusieurs systèmes coutumiers de droit foncier en Tanzanie (James et Fimbo, 1973: 301, 353). C'est dans de telles circonstances que les groupes propriétaires fonciers, pour éviter que ne s'établissent des droits fonciers permanents, sont susceptibles de faire obstacle aux tentatives de certains de leurs membres de planter des arbres. Des vulgarisateurs travaillant sur la colonisation en Tanzanie l'ont constaté (Brain, 1980). Au Lesotho il fallait traditionnellement obtenir la permission du chef (Duncan, 1960: 95). Le problème que constitue l'opposition de la communauté a plus récemment été rencontré lors d'essais de cultures en allées dans le sud-est du Nigéria, où la plantation d'arbres aurait perturbé un système de rotation géré collectivement (Francis, 1987).

 Relation entre le régime foncier et le type de production agricole: une étude empirique 
Dans un échantillon aléatoire stratifié de 40 ménages agricoles à Tucurrique, dans lequel j'ai pratiqué des entrevues et des observations systématiques, la relation entre régime foncier et type de production agricole est évidente. (Dans la présente analyse, N est basé sur la parcelle agricole. Certains ménages exploitent plus d'une parcelle, les régimes fonciers et le type de culture pouvant varier de l'une a l'autre).
Régime foncierCultures (de subsistance)MixtesDe rente
pas de droits fonciers officiels103 6
droits établis sur les cultures 311 8
droits établis sur la terre 1 311
Le facteur déterminant principal dans cette relation est le fait que les cultures de rente importantes sont des plantes pérennes, tandis que les cultures (de subsistance) sont annuelles ou saisonnières. Ainsi les caféiers, la canne a sucre et le palmier-pêche sont précieux, car s'ils exigent des investissements relativement importants en temps, en capital et en main-d'oeuvre pour parvenir à maturité, leur rentabilité est excellente. Cela signifie que l'agriculteur qui a des droits sur la terre et dispose du capital et du temps voulus peut être raisonnablement assuré d'un revenu régulier s'il établit des cultures de rente. Dans l'ordre causal inverse, l'agriculteur qui cherche à tirer de cultures de rente un revenu solide a intérêt à acquérir des terres sur lesquelles ses droits seront bien établis s'il ne veut pas risquer de perdre son investissement.
A l'autre extrême, l'agriculteur qui a emprunté des terres ou s'y est installé en squatter s'abstiendra probablement de planter des espèces pérennes, de crainte de faire offense au détenteur légitime des droits et de perdre la majeure partie de son investissement. Bien sûr, certains jouent la stratégie opposée et, comme “precaristas” (squatters) ou emprunteurs, tentent d'améliorer leur lot aux dépens du détenteur du titre foncier, en pariant sur les cultures pérennes.
S. Sellers, “The Relationship Between Land Tenure and Agricultural Production in Tucurrique (Costa Rica)”, in Whose trees?: Proprietary Dimensions of Forestry, L. Fortmann et J.W. Bruce ed. (Boulder: Westview Press, 1988), p. 77.

Accès à la terre et utilisation des sols dans le bassin versant Les Anglais: étude de cas sur les portefeuilles fonciers individuels
Les données recueillies indiquent que les agriculteurs de la zone dite Les Anglais ont en général accès à plusieurs petites parcelles non contiguës, se répartissant entre un grand nombre d'écotypes et de sols. En outre, l'agriculteur est en général propriétaire de certaines parcelles, tandis qu'il en exploite d'autres sous un régime foncier différent. Chaque exploitant utilise les diverses parcelles dont il dispose de façons différentes. Tel agriculteur choisira d'exploiter lui-même certaines parcelles et d'en affermer d'autres. Sur l'une d'elles il cultivera des caféiers et divers arbres fruitiers; sur une autre il cultivera des haricots noirs, du maïs et des pois du Congo; un tiers sera surtout réservé au pâturage. Il plantera des arbres sur certaines parcelles, et en débroussaillera et déboisera d'autres. Tout projet de conservation des sols qui vise à modifier la façon dont les agriculteurs utilisent la terre doit chercher auparavant à élucider pourquoi ceux-ci utilisent la terre de telle ou telle manière. De toute évidence, les facteurs écologiques interviennent. Toutefois l'enquête menée auprès des exploitants, au cas par cas, indique que les modalités d'accès à la terre de chacun ont leur part dans les décisions d'utilisation. Ainsi Karonel, qui a accès a plusieurs parcelles pouvant porter des arbres fruitiers et des essences à bois d'oeuvre, ne plante des arbres que sur celles où il estime que ses droits sont sûrs. Mme Elie donne en métayage ou en fermage les parcelles qui sont trop éloignées de chez elle, et prend à son tour en location une parcelle plus proche. Yvalon affecte les terres qu'il loue au pâturage, plutôt que les terres qui lui appartiennent. Si l'on observe le “portefeuille” foncier de chaque agriculteur pour comparer les différents usages faits de chaque parcelle, on comprend mieux pourquoi tel ou tel consent à un investissement sur une de “ses” parcelles, mais non pas sur telle autre.
Rebecca J. McLain et Douglas M. Stienbarger, avec Michèle Oriol Sprumont, Land Tenure and Land Use in Southern Haiti: Case Studies of the Les Anglais and Grande Ravine du Sud Watersheds, Land Tenure Center Research Paper, no 95 (Madison: Land Tenure Center, University of Wisconsin, Avril 1988), p. 64.

Il existe une relation d'une complexité analogue entre les arbres et la tenure lorsque les droits fonciers de l'agriculteur sont de nature “dérivative” et temporaire, comme dans le fermage. Sellers (1977), à propos du Costa Rica, note que là où les droits fonciers sont ambigus, les arbres peuvent servir à proroger la possession de la parcelle. Les propriétaires cherchent fréquemment à se prémunir contre cette éventualité en refusant aux fermiers l'autorisation de planter des arbres, considérant qu'il s'agirait de la part de ceux-ci d'une tentative d'annexion de durée indéfinie de la parcelle. Dans le monde en développement, les arrangements fonciers sont souvent non pas des affaires négociées sans passion entre les parties concernées, mais le résultat institutionnalisé de conquêtes, ceux dont les ancêtres possédaient jadis la terre l'exploitant aujourd'hui comme fermiers des descendants du groupe victorieux. Planter des arbres peut être une façon, pour les groupes assujettis, de réaffirmer leur droit sur la terre. Les Arabes ont au dix-huitième siècle, époque des grandes campagnes exclavagistes, établi de grands domaines sur la Côte de Malindi, au Kenya; les paysans Girimia furent lors réduits à la condition de fermiers. Mais dès 1937 ils commencèrent à planter des anacardiers sur les terres dont les Arabes étaient propriétaires, faisant valoir par là des droits fonciers de longue durée, ce qui allait provoquer des litiges mettant en fâcheuse posture tant l'administration coloniale de l'époque que plus tard le Gouvernement du Kenya indépendant (Shambi, 1955).

Une dynamique quelque peu différente opère dans les cas où l'Etat moderne est propriétaire de la terre sur laquelle des droits fonciers doivent être défendus en plantant des arbres. Ici on se trouve en présence de systèmes fonciers selon lesquels la terre est allouée par les pouvoirs publics à des particuliers si elle est “inutilisée”; ainsi la plantation d'arbres peut manifester la volonté d'en démontrer incontestablement l'utilisation, à titre de défense. La plantation de cacaoyers et de caféiers dans un projet de développement au Libéria au début des années 80 correspondait manifestement à ce type de dynamique, comme le montre Harbeson dans l'extrait qui suit. De façon analogue, les systèmes fonciers qui autorisent l'octroi de droits plus sûrs sur la base d'une utilisation patente seront propices à la plantation d'arbres, entendue comme démonstration incontestable d'utilisation. Cette dynamique est réputée avoir joué un rôle capital en Côte d'Ivoire, où la culture du cacaoyer par de petits exploitants a connu une expansion remarquable, entraînant à la fois le défrichage de la forêt primaire et la plantation de cultures arbustives (Hecht, 1983:33). Par ailleurs, on a pu affirmer que la forêt naturelle avait été détruite plus massivement que ne le justifiaient des considérations économiques à cause de la recherche de droits fonciers plus étendus (Tiffen, à paraître). De graves divergences se manifestent dans ces systèmes entre les objectifs de conservation de la forêt et de commercialisation des arbres.

Planter par insécurité: dans le comté de Bong, au Libéria
Le plus souvent, un arriéré massif et tenace de défiance entre groupes fera obstacle aux efforts de promotion de la coopération au bénéfice du développement rural, cette défiance se manifestant notamment dans les relations foncières. C'est tout particulièrement le cas à Lofa, où cinq communautés ethniques distinctes conservent vivace le sentiment de leur originalité culturelle. L'équipe a par exemple appris, indirectement, après avoir eu des entretiens au niveau des exploitations, que même si les personnes interrogées comprenaient parfaitement que ce que nous leur expliquions était bien la raison de notre visite, elles se demandaient quand même si en fait nous ne cherchions pas à faire valoir quelque droit sur leurs terres. Un groupe villageois avec lequel nous conversions, s'attendant apparemment à ce que nous offrions un quelconque gage de gratitude pour l'entretien qui nous était accordé, décida en aparté pendant l'entretien de ne pas accepter une telle manifestation de générosité, de crainte que notre largesse imaginaire soit une compensation déguisée pour l'accès à leur terre. Quelle doit être la méfiance à Bong, où les terres perdues au profit des “puissants” de Monrovia sont bien plus nombreuses qu'ici à Lofa!
La pénurie croissante de terres qui résulte d'un accroissement de population constant ne peut qu'attiser les méfiances nourries par l'insécurité. En l'absence de politiques effectives de réforme et d'harmonisation des pratiques foncières, les villageois prennent parfois leurs affaires en main en se lançant dans les opérations de développement agricole appuyées par le projet. Une des raisons pour lesquelles les villageois ont choisi de planter de nouveaux caféiers et cacaoyers tient à ce que ces cultures “permanentes” représentent une revendication plus crédible de la terre que la riziculture itinérante. Un certain degré d'insécurité et de méfiance peut susciter les initiatives et l'entreprise mais, au-delà d'un certain point, c'est la désintégration sociale et ses destructions en profondeur qui menacent. L'effort de développement rural dans des zones comme celles de Bong et de Lofa doit viser à admettre les motivations des gens telles qu'elles sont et, par certaines mesures comme une réforme agraire, à orienter les paysans vers des objectifs de développement plutôt que de risquer le chaos qui pourrait s'installer sans cela.
John W. Harbeson et al., Area Development in Liberia; Toward Integration and Participation, AID Project Impact Evaluation, no53 (Washington, Juin 1984), p. 6.

QUI DETIENT LES DROITS FONCIERS: VENTILATION PAR SEXES

Enfin, il faut toujours demander qui précisément détient les droits fonciers. A un moment ou un autre, la plupart des évaluateurs posent effectivement la question. Lorsqu'un fermier va planter des arbres, on lui demandera de quels droits il jouit; si c'est le propriétaire qui plante, on cherchera à savoir quels droits il pourra exercer. Mais au niveau des ménages, les analystes ont souvent tendance à ignorer des distinctions foncières importantes, fondées sur ie sexe.

La main-d'oeuvre féminine est importante pour les arbres présents sur l'exploitation. Premièrement, ce sont les femmes qui sont les principales utilisatrices et gestionnaires des arbres. La division du travail, dans bien des sociétés, fait reposer sur les femmes la responsabilité d'approvisionner le ménage en vivres, en bois de feu et en fourrage, produits qui viennent en partie du moins des arbres (Hoskins, 1979; Hoskins, 1980; Hoskins, 1983; Williams, 1984; Cecelski, 1985; Molnar, 1985a; Chen, 1986; Fortmann, 1986). Deuxièmement, indépendamment de qui a planté les arbres, la collaboration et la main-d'oeuvre féminines sont indispensables pour qu'ils restent vivants. Ce sont souvent les femmes, en tant que gestionnaires du bétail, qui enseignent à leurs enfants à empêcher le petit bétail de manger les jeunes arbres (Molnar, 1985a).

Quels droits d'utilisation des arbres ont les femmes? Peuvent-elles utiliser toute la gamme d'essences qui poussent localement, ou leur est-il interdit d'user de certaines qui pourraient leur être utiles? Ont-elles accès à tous les arbres plantés sur l'exploitation, où sont-elles cantonnées dans certaines niches, par exemple le jardin de case?

Les femmes peuvent souhaiter plus de sécurité ou de commodité d'accès aux arbres en plantant les leurs. Cela soulève des questions pratiques supplémentaires. Leur sera-t-il tout d'abord permis de planter? Aurontelles le choix des essences? Auront-elles la maîtrise des arbres qu'elles plantent? Cette maîtrise est-elle fonction de l'emplacement? Rocheleau fait remarquer dans l'extrait qui suit que les terres utilisées par les femmes se répartissent entre plusieurs niches, certaines (comme le jardin de case proche de l'habitation) leur étant plus favorables du point de vue des droits fonciers.

Le modèle de sécurité de tenure que nous avons élaboré jusqui'ici postule que l'exploitant est aussi gestionnaire de l'exploitation. Or certains décideurs, sinon le modèle lui-même, ont tendance à postuler aussi que l'exploitant-gestionnaire est de sexe masculin. Si cela est souvent vrai dans les ménages agricoles, ce n'est pas systématiquement le cas, surtout dans certaines situations bien connues dans les pays en développement. L'exploitation familiale, même si elle est “possédée” par un homme, peut être subdivisée en parcelles, chacune gérée de façon assez indépendante par une épouse. Dans la mesure où la femme prend elle-même les décisions de gestion, de qui la sécurité foncière importe-t-elle, celle du mari ou la sienne propre? Si c'est à elle qu'il appartient de prendre les décisions en ce qui concerne les arbres, et de supporter le coût de leur plantation, assurément sa sécurité de tenure est une question majeure.

C'est là source de préoccupations dans la plupart des sociétés africaines car, que l'héritage soit patri-ou matrilinéaire, la plupart des femmes ne reçoivent pas de terre en héritage. Si elles reçoivent des terres en partage, c'est souvent en moins grande quantité. S'il arrive que des femmes acquièrent des terres par transaction commerciale, la plupart d'entre elles n'ont accès à la terre qu'en vertu de leur droit d'utiliser une partie de la terre de leur mari (Fortmann, 1986; Cloud et Knowles, 1988; Davison, 1988). La sécurité foncière de la femme peut dépendre en partie de celle de son mari, mais en pratique elle connaîtra des limitations additionnelles; par exemple un mari peut avoir le droit de faire tourner les parcelles entre ses épouses s'il le juge bon. Des recherches récentes sur les pratiques foncières au Sénégal ont tenté d'analyser la sécurité foncière des gestionnaires de champs plutôt que celle des seuls “possesseurs” (Golan, 1988). La situation foncière n'est bien entendu pas statique. Un projet de plantation d'arbres peut modifier les droits des femmes, parfois dans le bon sens, comme dans l'exemple libérien donné par Holsoe dans l'extrait cité plus loin.

Les femmes et les niches foncières dans les projets d'agroforesterie
S'il n'existe aucune niche qui soit universellement utilisée et gérée par les femmes, certains espaces sont plus souvent leur domaine propre. Curieusement, les deux niches les plus importantes pour les femmes sont les emplacements les plus proches de la maison, et les plus éloignés. Le jardin potager est près du centre d'activité du ménage, tandis que les lieux de cueillette et de ramassage (forêt, brousse ou pâturage) sont à la périphérie de la zone d'habitation, des champs ou de la zone de colonisation tout entière, en fonction de la densité de population et de l'intensité d'utilisation des terres. Si le jardin (utilisation intensive du sol) est situé de façon à réduire au minimum le coût d'opportunité du temps passé hors de la maison, la situation des seconds (utilisation extensive) minimise le coût d'opportunité de la terre et les apports effectifs de main-d'oeuvre et d'aménagement sur place. Si l'on s'intéresse de plus près à ces deux types d'utilisation du sol, à leur distribution dans l'espace et à leur importance pour les femmes, on pourra approfondir certaines considérations générales: niches spatiales et fonctionnelles pour les techniques d'agroforesterie féminine, et besoins résultant d'innovation aux plans foncier et technique …
Le jardin de case est un lieu privilégié pour les projets d'agroforesterie destinés aux femmes. La superficie limitée favorise les systèmes étagés, tandis que la maîtrise qu'exercent de facto les femmes et le caractère permanent (ou semi-permanent) du site sont propices à l'investissement dans l'arboriculture et dans l'amélioration du site (terrasses, fumure, clôture). La petite taille de la parcelle fait que le rapport entre zone extérieure et zone circonscrite est élevé, donc une proportion élevée du potentiel de production du site peut être reléguée à une haie vive à usages multiples. Ce site peut aussi se prêter idéalement au petit élevage, de poulets par exemple, ou de lapins en cage, et peut fournir des résidus qui permettront de nourrir des chèvres ou des porcs élevés en enclos non loin, ou un complément fourrager par un animal laitier de plus grande taille.
Les zones communautaires de pâturage et de ramassage peuvent ne se différencier des terres propres du ménage que par leur utilisation, mais parfois aucune différence n'apparaît. Ce domaine mérite cependant une attention particulière du point de vue de la définition de la propriété des arbres et des droits d'utilisation du sol dès les premiers stades du changement dans l'utilisation des terres. Tandis que les hommes remplaceront peut-être leurs activités mobiles par du travail salarié ou une production culturale ou animale intensifiée, le groupe aura des chances de reposer largement sur les produits de la forêt ou de la brousse que récoltent les femmes. Sauvegarder ou renforcer les droits de propriété ou d'usufruit des femmes dans les forêts et les pâturages environnants peut contribuer à prévenir la dégradation du milieu, et conserver aux femmes leur statut et leurs droits tribaux d'utilisation et de protection de la forêt et des pâturages sur une superficie et à un niveau de qualité convenables.
Dianne E. Rocheleau, “Women, Trees and Tenure: Implications for Agroforestry Research and Development”, Background paper, International Workshop on Tenure Issues in Agroforestry, Nairobi, Mai 26–30, 1985, p. 9–12.

L'insécurité d'accès à la terre des femmes provient parfois aussi de changements dans leur vie (mariage, maternité, divorce, veuvage) ou dans les politiques nationales, avec par exemple l'enregistrement et le cadastrage des terres (Rocheleau, 1988), ainsi que du changement des techniques et de la valeur des produits forestiers. Le veuvage est sans doute l'événement le plus important dans la vie du point de vue de la sécurité des droits sur les biens. La veuve peut aussi bien conserver une part des droits sur la terre et les arbres de son mari défunt (Chubb, 1961; Hoben, 1973: 146–148; Obi, 1963: 89–94) que les perdre intégralement comme cela s'est produit dans le cas d'une coopérative péruvienne (Skar et al., 1982).

De nombreux projets de foresterie sociale visent à répondre aux problèmes des femmes - par exemple la pénurie de bois de feu et de fourrage - sans qu'elles en bénéficient pour autant. Les droits fonciers des femmes ont parfois une forte incidence sur le niveau de réponse à une initiative de foresterie communautaire, comme le montre le passage emprunté à Francis qui suit. La première chose à faire est d'ajuster notre analyse de la tenure pour traiter séparément des droits des femmes en tant que gestionnaires et utilisatrices de la terre et des arbres. Si le degré d'indépendance des agricultrices dans la gestion des champs varie au cas par cas, il n'est plus admissible de supposer que la sécurité foncière d'un chef de famille homme se traduit nécessairement en incitations à planter des arbres pour son épouse ou ses épouses.

Pour nous résumer, la question des droits fonciers sur l'exploitation et de leur impact sur la plantation d'arbres doit être abordée pendant l'entrevue avec les ménages à l'échelon des champs et par essences. Il faut d'abord discerner les types d'utilisation, puis les relations entre usages et classes d'utilisateurs. Il faut ensuite établir si l'utilisation de la terre est ou non fondée sur des droits, et quel degré de sécurité est le cas échéant le leur. La sécurité foncière doit être examinée du point de vue de celui à qui on demande d'investir dans des arbres. Et l'on se souviendra que là où la tenure est fondée sur l'utilisation, planter des arbres peut être un moyen de s'assurer des droits fonciers.

Modification foncière induite par le projet dans le comté de Lofa, au Libéria
Pour certains, les femmes par exemple, le projet a représenté un moyen nouveau d'accès à des recettes en argent, notamment grâce à l'arboriculture. Le projet ayant limité la superficie que chaque agriculteur peut mettre en valeur avec son concours, de nombreux hommes ont choisi d'augmenter la part du ménage en enregistrant des parcelles supplémentaires au nom de leurs enfants et de leurs femmes. Ces parcelles, surtout celles qui sont détenues par les femmes (ce qui représente déjà un changement important dans certains groupes), permettront aux femmes de retirer de l'argent liquide de la vente de leurs récoltes, qu'elles pourront utiliser à leur guise, le plus souvent sans avoir à consulter leur mari. A certaines, en particulier celles dont le mari doit s'occuper d'une famille trop nombreuse, cela devrait donner les moyens voulus pour subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs enfants, ou permettre d'évoluer vers une certaine indépendance financière.
Il existe cependant un obstacle juridique. Selon le droit traditionnel, la femme mariée avec dot a des droits limités à posséder en son nom propre, étant elle-même par essence la propriété de la lignée paternelle de son mari; ce n'est qu'après remboursement de sa dot et le versement d'un “dédommagement” qu'elle peut être dégagée de cette obligation. Cependant aussi longtemps qu'elle reste mariée à un membre du lignage paternel de son mari, elle conserve le droit d'usage de toute exploitation qu'elle pourrait avoir constitué elle-même, ou qui serait à son nom. C'est ce qui se produit dans le cas des parcelles mises en valeur dans le cadre du projet. En ce sens, les femmes acquièrent une certaine indépendance financière et deviennent mieux à même de façonner leur propre devenir et celui de leurs enfants.
Il reste à voir si cette nouvelle forme de droits fonciers enregistrés au nom des femmes aura une incidence quelconque sur les structures foncières futures, et en particulier sur les structures d'héritage. Mais il est probable que, le processus étant engagé, les femmes sauront entreprendre de faire valoir en temps utile leur propriété privée de la terre, indépendamment de leur mari et de son lignage. Cette possibilité est d'ores et déjà prévue par les institutions juridiques du Libéria. De toute évidence, la question posée est fondamentale du point de vue du tissu social de la société coutumière, et donne ample matière à un effort d'apaisement.
Svend E. Holsoe, “The Upper Lofa County Agricultural Development Project: Its Impact as an Agent of Social Change,” dans l'appendice F à John W. Harbeson et al., Area Development in Liberia: Toward Integration and Participation, AID Project Impact Evaluation no53 (Washington, Juin 1984), p. 4–5.

Faible participation des femmes aux projets d'arbres fourragers dans le sud-ouest et le sud-est du Nigéria
Le projet pilote du sud-ouest est implanté à 18 km au nord-ouest d'Oyo, dans l'Etat d'Oyo, et intéresse deux villages voisins, Owu lle et lwo Ate. Les femmes représentent 60 pour cent de la population adulte de ces deux villages (leur population totale dépasse de peu 500 personnes), mais comptent pour 18 pour cent seulement des participants au projet de plantation d'essences fourragères. Il semble y avoir plusieurs raisons à l'évident désintérêt des femmes: en premier lieu, l'agriculture n'est pas leur activité principale. Leurs principales activités, outre les travaux ménagers, sont la transformation et la commercialisation de l'huile de palme et des produits du manioc, et le petit commerce. D'après une enquête portant sur la population tout entière des deux villages, 29 pour cent seulement des femmes adultes ont une activité agricole, et 7 pour cent, dont plus de la moitié sont veuves, exploitent une terre indépendamment d'un mari (chiffres tirés de Okali et Cassaday, 1984) …
Les deux zones de projet dans le sud-est sont situées à Mgbakwu, près d'Awka, dans l'Etat d'Anambra, et à Okwe, près d'Umuahia, dans l'Etat d'Imo. Dans le sud-est du pays, les femmes participent traditionnellement beaucoup plus à l'activité agricole que dans le sud-ouest, aussi pouvait-on attendre un niveau beaucoup plus élevé de participation dans ces zones. Toutefois sur les 17 agriculteurs qui ont planté des essences fourragères dans ces deux sites en 1984, on ne comptait que deux femmes. Si presque toutes les femmes ont des activités agricoles, rares sont celles qui exploitent la terre de façon indépendante. D'après les enquêtes démographiques réalisées à Mgbakwu et à Okwe, aucune des femmes chefs d'exploitation de ces deux villages n'a de mari actif agricole. La femme ne détient et n'exploite des terres que pour le compte de son mari ou, dans le cas des veuves, de sa parenté ou de ses enfants. La femme doit donc obtenir la permission de son mari ou de sa parenté pour planter des arbres fourragers, et celle-ci ne semble pas se donner facilement.
… Il est clair que les questions de droits fonciers ne peuvent se dissocier d'une part de la structure d'autorité au sein du ménage, et d'autre part des schémas classiques de cultures et d'assolements. Dans le sud-ouest, il semblerait que les rôles occupationnels coutumiers et la structure dominante d'opportunité économique plutôt que les règles foncières en soi rendent compte de la faible participation des femmes. Dans le sud-est, la faiblesse évidente de la participation féminine traduit la structure de la prise de décision dans l'unité familiale de production.
Paul Francis, “Land Tenure Systems and the Adoption of Alley Farming in Southern Nigeria”, dans Land, Trees and Tenure, J.B. Raintree éd. (Madison et Nairobi: Land Tenure Center et International Council for Research in Agroforestry, 1987), p. 176–179.

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