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6. Les droits fonciers sur les terres communautaires

CERNER LA NOTION DE TERRES COMMUNAUTAIRES

Parfois la forêt est un “no man's land” dont l'utilisation est régie par le principe du premier occupant. Il peut exister des structures observables d'utilisation sans droits correspondants (Moench, 1988). Garrett Hardin (1968) avance la thèse d'une “tragédie des terres communautaires”, selon laquelle il prétend que les ressources possédées en commun sont invariablement surexploitées et dégradées. Lorsque l'accès est véritablement ouvert à tous, ce danger ne fait nul doute, mais dans le cas où l'accès est libre, sans aucun contrôle, l'usage de l'expression “terres communautaires” - que l'on associe à l'idée de propriété collective et de maîtrise potentielle exercée en commun - est fâcheux et trompeur.

S'opposant à la situation de libre accès, il faut distinguer les véritables terres communautaires ou communales, propriété détenue et exploitée en commun par une collectivité bien définie. La forêt communale entre dans cette catégorie, comme le bois de village, comme le pâturage communautaire avec ses arbres. La notion de terre communautaire suppose l'existence d'une communauté, propriétaire de cette terre, dont les membres sont les personnes habilitées à l'utiliser. Par définition, “propriété” implique un droit exclusif, qui s'exerce à l'égard des autres, c'est-à-dire des non-membres de la collectivité propriétaire. L'autorité d'exclusion des non-membres de la propriété commune est parfois d'un exercice difficile ou coûteux, mais le droit d'exclure est fondamental dans le concept de propriété commune. La propriété communautaire apporte donc une base à la gestion de l'usage du bien qu'en font les copropriétaires, et la possibilité de contrôler et de restreindre son utilisation dans l'intérêt commun.

Les recherches effectuées depuis une dizaine d'années ont fait progresser considérablement notre compréhension de la gestion des propriétés collectives, aussi faut-il en appliquer les enseignements à la gestion des arbres en tant que bien collectif. Les difficultés de gestion différent d'un cas à l'autre. L'échelle est un paramètre - les difficultés de gestion d'une vaste forêt communale sont bien différentes de celles que pose un modeste bois de village - mais la gestion collective ne saurait être simple. Le triste bilan d'une génération de projets de bois villageois a conduit les planificateurs du développement à revenir à la théorie de la propriété collective pour tenter de comprendre pourquoi leurs efforts avaient aussi pitoyablement échoué (Bruce et Noronha, 1987: 136–139).

Les préoccupations et les préjugés des observateurs extérieurs ont longtemps tenu la foresterie communautaire dans le domaine de l'invisible. Par exemple les Chinois s'occupent de la forêt et des effets du déboisement depuis des siècles. Mais les observateurs, tant Chinois qu'Européens, n'ont su fournir que les informations les plus parcellaires sur les pratiques forestières des collectivités locales, obligeant à fournir des efforts héroïques pour dessiner une image minimaliste de la maîtrise communautaire. Menzies décrit, dans l'extrait qui suit, ce qu'a été ce travail en Chine. Pour leur part, les pouvoirs publics, à quelque échelon que ce soit, n'ont aucune raison particulière de reconnaître les droits ou la compétence des “sylviculteurs communautaires”, étant donnaires qu'historiquement les gouvernements centraux ont toujours concurrence les communautés locales et les ruraux pour la maîtrise des terres forestières. Dans le monde entier, depuis des siècles, les paysans et l'Etat se battent pour s'approprier la forêt (Fortmann et Bruce, 1988: 273).

Gestion communautaire traditionnelle des terres forestières collectives en Chine
Dans la plupart des cas, il conviendrait mieux de désigner les “terres communes” comme propriétés villageoises ou communales. Ren Chentong (1925), dans une étude de la gestion forestière dans la province de Shanxi, distingue trois catégories de propriété: propriété d'un seul village, de plusieurs villages gérant collectivement la terre, et d'un clan. Il estimait que la bonne gestion des forêts villageoises tenait au fait que celles-ci étaient régies par des règles claires, sans ambiguïté. Dans un cas, les villageois avaient élaboré un système complexe de gestion alliant aménagement sylvicole et gestion organisationnelle permettant d'assurer une production forestière soutenue et durable. Les dix-huit villages qui géraient ensemble la zone de Mian Shan désignaient chacun un responsable pour siéger à l'organe de gestion. Les membres de cet organe se répartissaient ensuite en trois groupes, de six personnes chacun. Chaque groupe était chargé de superviser l'aménagement forestier pendant un an, par rotation. A l'intérieur de chaque groupe, un délégué était chargé des affaires pour l'année, par rotation aussi. Cela donnait donc deux cycles: un cycle court de trois ans (les comités se succédant chaque année) et un cycle long de dix-huit ans (les délégués aux affaires se succédant tous les ans). A la fin du cycle court, les trois comités convenaient ensemble d'abattre sélectivement les plus gros arbres, tandis que l'éclaircissage et l'entretien se faisaient chaque année sous la supervision du comité en exercice (Ren, 1925:5). Deux autres villages étaient dotés de chartes écrites, gravées sur pierre par les villageois un siècle plus tôt. D'après ces chartes, le revenu de la forêt devait spécifiquement servir à financer et faire fonctionner une école pour les enfants du village; elles prévoyaient aussi un système clair de délégation des responsabilités d'aménagement à un comité de villageois. Les décisions devaient être prises par ce comité devant le village tout entier lors de réunions spécialement convoquées au temple (le mode de désignation des membres du comité n'est pas clair).
Nicholas Menzies, "A Survey of Customary Law and Control Over Trees and Wildlands in Chinan' in Whose Trees?: Proprietary Dimensions of Forestry, L. Fortmann et J.W. Bruce ed. (Boulder: Westview Press, 1988), p. 57.

Pourquoi s'occuper des arbres sur les terres communautaires? N'est-il pas possible de se concentrer exclusivement sur l'exploitation agricole pour répondre aux besoins de la foresterie? En fait il existe toute une variété de situations dans lesquelles la foresterie communautaire continue de satisfaire à des besoins importants: (1) dans les situations où les bénéficiaires visés sont des paysans sans terre ou bien, pour une raison ou une autre, ne peuvent planter sur leur propre exploitation, pratiquer la foresterie sur les terres communautaires peut être la seule façon de les atteindre; (2) lorsque les essences exigent des soins fréquents et complexes, nécessitant éventuellement du matériel spécial, il peut être plus commode de les planter et de les faire entretenir sur les terres communautaires par quelques personnes spécialement formées représentant la collectivité; ou (3) lorsqu'on souhaite en particulier générer par l'arboriculture un revenu nécessaire pour financer des activités communautaires d'intérêt collectif. De surcroît, même si les arbres sont plantés sur les exploitations individuelles, la pépinière peut fort bien être installée sur des terres communautaires.

Comment aborder les droits fonciers forestiers sur les terres communautaires? La gestion de ces dernières, ayant une dimension collective, ne peut être appréhendée dans les seules entrevues par ménage. Il faut l'aborder dans un premier temps dans le cadre des entretiens en petits groupes ou avec les interlocuteurs préférentiels dont nous avons parlé. Comme un ménage donné peut avoir une exploitation en tenure multiple, composée de plusieurs parcelles, une communauté peut aussi avoir plusieurs domaines communautaires: deux zones distinctes sous un même régime foncier, ou aussi bien plusieurs zones correspondant à des utilisations distinctes et soumises à des règles foncières spécifiques. Elle peut donc compter une forêt communale; un pâturage collectif où poussent des arbres; ainsi que des interstices non cultivés entre les parcelles et les exploitations. Ces espaces communautaires doivent être identifiés, et leurs divers usages éclaircis. Il faut savoir quel groupe les gère, qui en sont les membres, quel est son statut institutionnel et ce que l'on peut attendre de lui, et ses divers mécanismes de contrôle des comportements de ses membres. L'extrait de Bruce et Fortmann qui suit expose de façon plus détaillée quelles informations il est nécessaire de réunir.

Les droits fonciers sur les arbres ou les terres communautaires doivent cependant aussi être examinés du point de vue du ménage. Car les droits fonciers des ménages s'étendent aux terres communautaires: les ménages membres du groupe ont des droits d'usage sur ces terres, et même parfois sur certains arbres qui y poussent, selon un système de droits forestiers. Il faut donc évaluer dans quelle mesure ces droits incitent efficacement les ménages et les individus à adhérer aux règles qui régissent l'usage des terres communautaires.

Trois des sections qui suivent traitent de l'évaluation des réalités actuelles et du potentiel d'aménagement de la propriété commune - arbres et terre où ils poussent. On y verra combien il importe d'identifier clairement la “communauté”, d'en évaluer les différentes institutions et de comprendre les mécanismes de contrôle dont elle dispose. La quatrième traite de la diversité des intérêts que les ménages peuvent avoir dans un espace communautaire, et comment leur adhésion à sa bonne gestion peut s'en trouver modifiée.

Les terres communautaires
On croit souvent, sous l'influence des écrits de Garrett Hardin, que les espaces communautaires sont un lieu de chaos foncier. Les recherches sur les systèmes pastoraux ont bien établi que tel n'était pas le cas. Cependant l'utilisation des arbres présents sur ces espaces et l'utilisation de ces espaces pour planter des arbres n'ont pas fait l'objet de recherches aussi rigoureuses …
Etudier les droits fonciers sur les terres communautaires suppose une phase de documentation. Qui jouit de quels droits et à quel moment? Qui fait appliquer les restrictions? Qu'advient-il de ceux qui voudraient faire cavalier seul? Des maraudeurs de l'extérieur? Y a-t-il deux poids et deux mesures selon qu'ils ont ou non des appuis politiques ou économiques? Ce genre de recherche exige un doigté considérable, car dans certains systèmes c'est le lieu où les différences de classe ou de caste jouent à plein. Des terres réputées communautaires peuvent en fait avoir été monopolisées par quelques familles puissantes; ou bien les pauvres peuvent y gagner leur vie par des moyens qu'ignorent ou que n'autorisent pas les autorités, nationales ou locales. Ou bien encore l'Etat peut ne reconnaître à la communauté aucun droit sur telle terre qu'elle considérait comme sienne, et faire valoir ses propres prétentions.
Une fois identifié le système existant d'usage, de droits et de règles, il faut prendre en compte d'autres facteurs. Les terres communautaires servent-elles de soupape de sûreté pour les pauvres, en permettant à l'Etat d'éviter de redistribuer des terres très inégalement réparties? Y a-t-il conflit d'utilisation? Par exemple comment le pâturage et la production sylvicole coexistent-ils? Une possibilité pourra consister à introduire des essences fourragères de taillis dans le panachage d'essences. Il faudra trouver les moyens de consolider et de légaliser les droits d'usage. Plus encore il faudra établir par quels moyens réglementer l'utilisation des arbres par les membres de la communauté et par les gens de l'extérieur. Des droits d'usage doivent-ils être accordés aux individus, aux groupes ou aux communautés? Ces droits doivent-ils porter sur des arbres en particulier, ou sur toute la zone, ou sur des produits ou activités spécifiques?
John Bruce et Louise Fortmann, “Tenurial Aspects of Agroforestry: Research Priorities” in Land, Trees and Tenure, John B.Raintree ed. (Madison et Nairobi: Land Tenure Center et International Council for Research in Agroforestry, 1987), p. 392–393.

IDENTIFIER LA COMMUNAUTE

Il serait vain de commencer à réfléchir sur la gestion d'un bien commun sans savoir ce qu'est précisément la communauté qui a la maîtrise de la ressource; mais hélas les rapports de consultants et les documents de projet sont souvent d'un vague désespérant sur la question. Non pas que celle-ci soit particulièrement difficile à élucider; c'est plutôt parce que les enquêteurs travaillent souvent à partir de suppositions douteuses fondées sur une expérience acquise ailleurs, sans jamais creuser le problème. Parfois la question est complexe: la maîtrise communautaire des ressources est au premier chef associée à des communautés circonscrites au plan géographique dans lesquelles les liens de parenté viennent à la rescousse de liens territoriaux. Vu la mobilité sans précédent des populations et une interdépendance économique qui se généralise, il devient, c'est vrai, de plus en plus difficile de définir les communautés et de faire appliquer leurs règles à ceux qui les composent.

Même si l'on entend par communauté un groupe humain occupant un terroir spécifique, le fait d'en être membre peut être déterminé par la résidence, actuelle ou antérieure, par la possession de biens, par les liens de parenté, ou par une combinaison de ces facteurs. Il existe ainsi une grande diversité de groupes institutionnalisés à l'échelon même de la communauté, qui peuvent s'engager dans la plantation des arbres. Dans certaines sociétés, la plantation d'arbres peut effectivement être le fait de la communauté elle-même, de petits groupes, d'associations, de groupes d'âge, de communautés religieuses ou de groupes de femmes (Cernea, 1985). Un même individu pourra appartenir à plusieurs “communautés”, souvent d'importance inégale. La définition de l'appartenance à une communauté détermine qui peut prétendre à telle ou telle utilisation des ressources communautaires. Les limites que fixe la définition de l'appartenance, si on les fait respecter, permettent de doser la pression exercée sur les ressources. Les communautés Yoruba ont défini pour les “étrangers” un statut spécial de résidents, qui ne leur donne pas accès à toutes les ressources communautaires (Lloyd, 1962; Berry, 1975). De même des communautés suisses ont limité l'accès aux alpages et aux forêts communales à leurs propres citoyens, restriction consignée par écrit dès 1473 (Netting, 1981:60). Ainsi la résidence ou la possession privée de biens au village ne donne pas automatiquement accès aux biens communaux. Pour comprendre les principes de gestion des terres communautaires, il faut donc en premier lieu bien identifier quelle collectivité peut utiliser et contrôler l'utilisation de ressources données.

Comment recueillir les informations voulues sur ce qui définit une communauté dans son rapport avec les terres communautaires? Lors des entrevues en petit groupe et avec les interlocuteurs préférentiels, on peut commencer par une série de questions telles que les suivantes:

  1. Y a-t-il des terres qui ne sont pas exploitées par les ménages, mais qui sont utilisées par tous, ou par un groupe d'entre vous? Evoquer telle ou telle zone qui semble ne pas entrer dans les exploitations des ménages. Puis dans chacun des cas demander:

  2. Quelle est sa taille?

  3. Est-ce loin? A quelle distance?

  4. L'utilise-t-on saisonnièrement, ou toute l'année?

  5. Quelles utilisations en fait-on, par ordre d'importance?

  6. Porte-t-elle des arbres?

  7. De quelles essences?

  8. Les arbres ont-ils poussé seuls, ou les a-t-on plantés (par essence)?

  9. S'ils ont été plantés, par qui (par essence)?

  10. Qui a le droit d'utiliser les terres communautaires?

  11. L'utilisation est-elle limitée par un ou plusieurs facteurs?

  12. Le groupe se définit-il automatiquement comme comprenant tous les individus qui présentent certaines caractéristiques, ou ses membres sont-ils volontaires? Dans le premier cas, quelles sont ces caractéristiques? Bien préciser chaque fois le critère.

    1. lieu de résidence
    2. filiation
    3. appartenance politique
    4. contrat
    5. autre

  13. Si l'appartenance au groupe est volontaire, quelle part de la population résidant dans la localité en est membre? Quelle fraction du groupe représente-t-elle?

  14. Si l'appartenance est volontaire, pourquoi certains s'y joignent-ils et d'autres pas? Par quoi se distinguent ceux qui s'y sont joints?

  15. Tout le monde dans le groupe utilise-t-il effectivement le bien communautaire?

  16. Tous les membres du groupe utilisent-ils de façon égale la terre communautaire, ou l'utilisation est-elle localisée ou limitée d'une manière ou d'une autre à un sous-groupe? Si l'utilisation est localisée, comment cela se réalise-t-il en pratique?

  17. Si elle est localisée ou limitée, est-ce une question de droits, ou de proximité et de commodité?

  18. Dans le premier cas, quelle est la base de ces droits?

Il va sans dire que, quand bien même les terres communautaires se trouvent le plus souvent à une certaine distance du village, il est indispensable d'aller les voir. Une visite est souvent révélatrice du degré et de l'efficacité du contrôle qu'exerce la communauté sur ses terres. Par exemple tout le monde semble-t-il bien sûr de l'emplacement exact des limites des terres collectives, ou discute-t-on longtemps de leur tracé?

LA DIVERSITE DES INSTITUTIONS

Par institutions, nous entendons ici des organisations. Les groupes peuvent s'organiser de manières très différentes, et des groupes de types très nombreux ont à gérer des terres communautaires. La manière dont une collectivité locale s'organise en tant qu'institution pour gérer ces terres impose des limites ou ouvre des possibilités à la foresterie communautaire. L'institution peut correspondre à un modèle traditionnel, ou représenter une innovation pour la communauté, comme le fera une coopérative. Les autorités traditionnelles ne se montrent pas indifférentes à la destruction des ressources sur la pérennité productive desquelles reposaient les moyens de subsistance de leur peuple. Si leurs efforts de conservation ont parfois été anéantis par la puissance des forces économiques, il est important de noter qu'elles ont ici et là usé de leur pouvoir, en qualité de gestionnaires traditionnels de la terre, pour conserver les arbres (Schapera, 1943: 416; Duncan, 1960: 95). L'opinion courante veut que des arrangements en vue d'une propriété collective se nouent quand la population utilisatrice vit à proximité de la ressource et n'est que relativement peu nombreuse; dans ce cas l'offre n'est que modérément en retrait de la demande, et l'utilisation de la terre à diverses fins requier singulier aménagement et coordination. Les groupes semblent survivre s'ils sont dotés de règles bien établies, respectées par les usagers sous la surveillance des autorités, d'arrangements institutionnels aptes à une évolution de l'intérieur, s'ils ont la capacité de s'intégrer dans des organismes extérieurs pour traiter avec l'environnement externe, et s'ils ont différentes règles de prise de décision pour les différentes fins possibles. Et leurs chances sont meilleures encore si les changements exogènes se font lentement (Ostrum, 1986).

Lorsque de tels systèmes font faillite, c'est souvent parce que l'intervention du gouvernement ou de nouvelles forces économiques a miné l'autorité des gestionnaires traditionnels. La gestion des terres communautaires doit souvent s'appuyer sur l'intervention du personnel forestier national au même titre que sur la communauté et les institutions locales pour assurer la survie des jeunes plants. Les gardes forestiers de l'administration des Domaines ne peuvent, dans la plupart des cas, être présents sur le terrain que sporadiquement, et leur autorité réelle est mince. Le contrôle exercé par un forestier professionnel pour le compte de la communauté suisse, que décrit Hosmer (1922), suppose que la valeur du produit de la forêt soit suffisante pour payer son salaire. Or bien souvent les rapports entre les autorités locales et les forestiers sont tendus. Seule une petite fraction des arbres plantés dans le cadre du programme de forêts villageoises au Lesotho que décrit Turner (voir encadré) a survécu. Nous ne cherchons pas à dire qu'il n'y aurait pas de place pour des programmes nationaux de foresterie. Le passage emprunté à Openshaw et Moris donne plusieurs exemples d'aménagement forestier “décentralisé” réussi sous la direction centrale des autorités en Chine et en Corée du Sud.

Comment sonder, dans nos enquêtes, les institutions gestionnaires des diverses terres communautaires qui peuvent coexister dans une communauté? En pratique, cette question est indissociable de la suivante: quels sont les mécanismes qui servent à contrôler l'utilisation des terres communautaires? Une série de questions portant sur ces deux domaines figure à la fin de la section suivante.

LES MECANISMES DE CONTROLE

Depuis quelques années, les déconvenues se sont succédées à l'issue des projets de “foresterie villageoise”. Parfois on voulait planter des arbres pour lutter contre l'érosion; ailleurs, avec des “forêts villageoises”, on voulait produire du bois de feu. Les forêts villageoises sont habituellement plantées sur les terres communautaires à proximité du village, mais si la lutte contre l'érosion est l'objectif premier, la plantation se fera sans doute sur des flancs de montagne essentiellement utilisés comme pâturage collectif. Thompson, parlant du Sahel dans l'extrait qui suit, examine ce qu'il appelle la “méprise de la forêt villageoise” en se fondant sur le scepticisme des villageois vis-à-vis de la faisabilité d'une action collective à l'échelon local. L'organisation de la protection et de l'utilisation ultérieure (le cas échéant) des arbres plantés sur des terres communautaires est difficile; quand bien même la question semble souvent avoir été traitée de façon naïve (Brain, 1980; Noronha, 1980; Noronha, 1981; Blair, 1982; Hoskins, 1982), la difficulté de l'entreprise est souvent sous-estimée. Il n'existe par ailleurs guère de traces d'opérations communautaires de plantation d'arbres avant l'ère des programmes modernes de foresterie communautaire.

Les boisements communautaires au Lesotho
Les activités contemporaines de planification de la conservation, ainsi que tous les efforts de conservation d'autrefois, confient la gestion des terres où sont plantés les arbres et la protection de ceux-ci au chef et à la population locale … (Le contrôle) exercé dépend de l'autorité, de la volonté et de la vigueur du chef et, dans une mesure de plus en plus grande, des comités statutaires et spéciaux qui le conseillent respectivement sur les questions foncières et les problèmes de conservation.
Les terres affectées aux boisements au Lesotho ont toujours été de qualité marginale. Planter des arbres représente une utilisation annexe des sols que l'on n'envisage que lorsque des utilisations plus nobles - cultures, pâturage ou quartiers résidentiels - ne sont pas possibles … Philips (1973, 23) avertissait que “… l'on doit tenir compte du fait que la création de boisements n'est jamais considérée comme comptant parmi les priorités, ou vient au dernier rang; que les terres cultivées et cultivables sont en revanche prioritaires pour continuer de porter des cultures; enfin que, vu l'environnement local et la pression exercée par le bétail sur les ressources, le pâturage communautaire revêt une importance particulière dans la tradition populaire”.
Bien que presque toutes les terres mises à la disposition du programme de boisements du Lesotho par les villages entrent dans la catégorie “impropres à l'agriculture” définie par Bawden et Carroll (1968), et soient jugées par le projet comme impropres au pâturage (P.W.T. Henry, comm. pers., 1984), il ne fait guère de doute que malgré leur marginalité elles soient souvent comprises comme ressources fourragères par une partie au moins des populations locales. Lorsque surviennent des dissensions (voir plus loin) sur l'expropriation de ces terres pour y créer des boisements, le renversement des priorités en est le plus souvent la cause.
… Les dommages causés aux boisements sont un problème permanent, mais non point insurmontable, dans le fonctionnement du Programme. Jusqu'ici, c'est le pâturage qui en est la cause principale. Les bois étant le plus souvent enclos, les clôtures sont coupées. On a débattu au sein du Programme de l'utilité de celles-ci, étant donné qu'au Lesotho les troupeaux sont toujours gardés, qu'elles sont faciles à couper, et que le pâturage sauvage est presque toujours intentionnel, et non pas accidentel (Baines, 1981: 36), mais la politique actuelle est de les maintenir. A un stade ultérieur de croissance, le pâturage en sous-bois est bénéfique à la plantation, car il élimine les hautes herbes et aide à prévenir l'incendie. Le problème de la coupe de bois sans autorisation s'aggravera certainement à mesure que les boisements viendront à maturité. La majeure partie des dommages est le fait d'éleveurs et de bergers qui cherchent à faire paître leur bétail et restent insensibles à la nécessité de protéger le boisement. Cette tendance est plus marquée les années de sécheresse, comme en 1983. On observe aussi des dommages qui semblent plus prémédités. Dans certaines communautés, les boisements ont été établis sous une opposition considérable, surtout de la part des éleveurs hostiles à la réduction de la superficie des pâturages que provoque la création d'un boisement protégé. Cette hostilité est normalement contenue, mais elle se traduit parfois par la destruction de clôtures et de jeunes plants.
S.D. Turner, “Land and Trees in Lesotho”, (projet de rapport) (Rome: Institut de l'Afrique australe, Université nationale du Lesotho, 1984), p. 14–19.

Les boisements “décentralisés” sous direction centrale: réussites en Chine et en Corée
… Dans ces deux pays, des observateurs qualifiés avaient autrefois dépeint le triste spectacle du mésemploi des terres et du déclin de la productivité forestière, par archaïsme … Mais dans chacun des cas un effort national concerté avec les communautés s'est produit: les Chinois déclarent avoir fait passer leur superficie forestière de 5 pour cent en 1949 à près de 13 pour cent en 1978, tandis que de vastes superficies de Corée du Sud ont été transformées … Fin 1977, Eckholm (1979) rapporte que 643 000 ha de boisements villageois avaient été créés.
Bien entendu dans les deux cas il s'agit de programmes inspirés par les gouvernements, et entrepris dans des pays dont la capacité de s'assurer l'obéissance des masses ne fait aucun doute. Ces deux pays ont par ailleurs retenu l'option d'une “foresterie décentralisée” - système garanti nationalement de boisements à usage collectif. Les Sud-Coréens y ont apporté des aménagements novateurs d'intérêt général, puisque les terres que l'on boise restent en régime de propriété privée:
  1. Le village dans son ensemble calcule ses besoins de combustible et détermine quelles terres seront allouées à l'AFV (association forestière villageoise). Toutefois les propriétaires ont le choix de reboiser leurs terres par leurs propres moyens, ou de les placer sous la gestion de l'AFV en échange d'un dixième du produit futur. Ceux qui exécutent le travail en retirent le plus d'avantages (Eckholm, 1979).

  2. Une chaîne de mesures permet de prévenir le retour aux pratiques traditionnelles d'utilisation des boisements pour la collecte de bois de litière, avec une forte campagne de vulgarisation.

  3. Diffusion de fourneaux améliorés et autres mesures d'économie du combustible à la ferme.

  4. Introduction de nouvelles sources d'énergie:

    1. fabrication de méthane et diffusion de réchauds à essence;

    2. introduction d'essences à maturation rapide, comme Lespedeza, dans les boisements, afin de hâter les premières récoltes de bois de feu (pratique nommée “méthode suchon”) (Arnold, 1978) …

Eckholm souligne que si ces deux cas ne sont pas représentatifs de la plupart des efforts agroforestiers, ils font tout au moins la preuve que l'alliance d'une forte détermination politique des chefs et de la participation collective des villageois, qui se partagent les bénéfices, donne des résultats, en dépit de l'effet négatif de pratiques culturelles encore enracinées favorisant le mauvais emploi des terres.
K. Openshaw et J. Moris, “The Socio-Economics of Agroforestry”, dans Proceedings of a Conference on International Cooperation in Agroforestry (Nairobi: International Council for Research in Agroforestry, 1979), p. 338–340.

Les conditions de l'action collective locale au Sahel
… Dans de nombreuses communautés contemporaines du Sahel, les conditions politiques locales rendent les activités collectives de longue haleine impossibles …
… Les conséquences pour l'aménagement participatif, sur une base collective, d'une ressource naturelle renouvelable en sont catastrophiques. Dans de tels milieux, la situation politique locale fait que les paysans, par manque de structures politiques locales effectives, ne peuvent protéger et cultiver ensemble les boisements villageois, les haies vives et les brise-vent au cours de leurs premières saisons. Ils ne peuvent en tant que groupe faire régner l'ordre et la discipline dans les boisements et sur les pâturages du village. Ils ne peuvent aménager et entretenir systématiquement un bassin versant, en agissant collectivement sur les terres de tous les exploitants concernés. Les opérations communes de conservation des sols ou autres sont impossibles par incapacité de faire appliquer des décisions collectives …
Les droits privés sur les arbres … Le système actuel de propriété de l'Etat et de droits subsidiaires d'usufruit pourrait être remplacé par un régime de propriété villageoise, de quartier ou individuelle de fractions spécifiques de la forêt (boisements, arbres sis sur les parcelles, brousse communautaire, forêts domaniales, etc.). Un tel système de tenure des arbres postule que des droits de propriété plus directs donneraient aux usagers-propriétaires de fortes motivations pour contrôler l'exploitation et assurer l'avenir des approvisionnements.
Ce raisonnement se justifie-t-il? A certains endroits oui, mais pas partout …
Rendre à l'échelon local la maîtrise juridique du foncier forestier … Privatiser les droits sur les arbres nécessite en corollaire de rendre à l'échelon local ses pouvoirs de magistrature et de police. Les propriétaires d'arbres en trouveraient la défense de leurs droits bien moins coûteuse. Il est beaucoup plus facile au villageois d'aller trouver le chef de quartier, le chef du village, le prêtre ou le clerc coranique que de se mettre en quête d'un agent itinérant des services forestiers. Autoriser les notabilités locales à régler les litiges de droit forestier multiplierait les recours et favoriserait l'observation plus scrupuleuse de ces droits, en permettant de tirer au clair, en audience publique, comment ils doivent s'appliquer. Les décisions seraient issues d'un débat public au lieu de résulter d'une procédure administrative opposant forestiers et contrevenants, qui ne laisse souvent aucune place à des parties non engagées dans le conflit. Ces audiences contribueraient à informer les villageois du nouveau système de droits sur les arbres, et aiderait à en définir le contenu.
James T. Thomson, “Participation, Local Organization, Land and Tree Tenure: Future Directions for Sahelian Forestry”, dans Whose trees?: Proprietary Dimensions of Forestry, L. Fortmann and J.W. Bruce ed. (Boulder: Westview Press, 1988), p. 206, 210–212.

L'une des questions critiques est de savoir comment le contrôle communautaire va pouvoir s'exercer. La propriété communautaire d'une ressource n'entraîne pas automatiquement l'autorité effective de la communauté concernée sur son bien. Pour qu'il y ait véritablement maîtrise, il faut à la fois pouvoir exclure ceux du dehors et faire régner la discipline parmi les membres de la communauté eux-mêmes.

Comment la maîtrise d'utilisation se formule-t-elle? Il y a deux grandes catégories de stratégies de maîtrise communautaire: l'exclusion des personnes extérieures au groupe et le contrôle de l'utilisation faite par les membres du groupe. La première suppose des pouvoirs de police, mais en définitive c'est la réciprocité qui détermine l'efficacité des arrangements. La deuxième peut consister à contingenter l'utilisation individuelle ou familiale. L'une des façons de faire respecter les contingents revient à instaurer des droits fonciers sur les arbres - c'est-à-dire à attribuer des droits d'utilisation de certains arbres ou types d'arbres portés par les terres communautaires à des ménages ou à des individus. Une deuxième solution consiste à surveiller la récolte, ce qui est difficile sauf si l'on a affaire à un espace très petit et aménagé de très près. Autrement la communauté devra se charger d'organiser la récolte des arbres ou de leur produit, et sa répartition entre ses membres. Troisièmement, on peut constituer des réserves interdites à l'utilisation communautaire jusqu'à ce que le couvert forestier se soit reconstitué, ou soit venu à maturité après plantation, comme dans le cas du boisement villageois. La diversité des solutions est illustrée dans de nombreux exemples. En 1639 à Hampton, dans le New Hampshire (Etats-Unis), trois hommes furent nommés gardes forestiers pour contrôler l'utilisation des bois et fixer un contingent d'abattage pour chaque ménage (Pennsylvania Department of Forests and Waters 1932). Les conseils communaux de villages suisses font marquer les arbres pouvant être abattus pour faire du bois de feu et tirent au sort les lots de bois d'oeuvre (Netting, 1981: 189). En Inde les feuilles utilisables comme fourrage sont vendues aux enchères et le produit de la vente finance des entreprises communautaires (Brara, 1987).

En général, plus l'espace communautaire est étendu, plus il est difficile d'en contrôler l'utilisation. Les arbres situés sur les parcours saisonniers des nomades par exemple posent des problèmes particulièrement ardus. Ceux-ci sont évoqués dans l'extrait qui suit, emprunté au rapport d'un groupe de travail sur les arbres et la tenure en Afrique.

Comment structurer les enquêtes sur la forme et les mécanismes de contrôle des organisations? Lors des entrevues en petits groupes et avec les interlocuteurs préférentiels, on pourrait s'inspirer de la série de questions liminaires que nous indiquons ci-après, pour chaque type (par classe d'utilisation) d'espace communautaire.

  1. Les non-membres sont-ils exclus de l'usage des terres communautaires? Par quelle institution? Et par quels moyens?

  2. D'où tient-elle l'autorité d'exclure et de faire respecter cette règle?

  3. Comment cette institution est-elle constituée? Par exemple est-elle hiérarchique, comme la fonction de chef, ou élue, comme pourrait l'être un conseil d'anciens?

  4. Comment cette institution prend-t-elle ses décisions? Etablit-elle des règles? Les fait-elle appliquer elle-même? D'autres sont-ils chargés de faire appliquer ses décisions? Si tel est le cas, qui sont-ils, et comment sont-ils choisis?

  5. Cette institution, ou une autre, plante-t-elle des arbres sur les terres communautaires? Les personnes privées en plantent-elles? Si oui, qui fait le travail, et comment ces personnes sont-elles rétribuées? D'où viennent les semences et les jeunes plants, et qui en supporte le coût, le cas échéant? Y a-t-il une pépinière?

  6. Cette institution, ou une autre, établit-elle des réserves où l'abattage est interdit pour laisser la forêt se régénérer? Dans ce cas, quelle fraction de la superficie totale est actuellement sous régime de éserve?

  7. Cette institution ou une autre coupe-t-elle directement des branches, des feuilles ou des arbres? Si oui, les distribue-t-elle, et selon quel système? Ou les commercialise-t-elle, auquel cas comment le revenu en est-il réparti? Les membres se sentent-ils assurés de recevoir leur dû? Pourquoi, ou pourquoi pas?

  8. Cette institution cherche-t-elle à réglementer l'utilisation faite par les membres? Si oui, le fait-elle en jouant de la tenure des arbres ou en fixant des niveaux d'utilisation et en les surveillant? Dans ce dernier cas, comment s'y prend-t-elle?

  9. Quelles sanctions l'institution peut-elle prendre à l'endroit de ses membres quand ses règles ou ses ordres sont enfreints? Peut-elle suspendre un droit d'usage, provisoirement ou définitivement? Peut-elle frapper d'amende ou emprisonner? D'autres sanctions sont-elles pratiquées, comme le châtiment corporel? Pour quelles infractions les diverses sanctions sont-elles normalement appliquées? Sont-elles efficaces?

  10. Quelles sanctions l'institution peut-elle infliger aux non-membres?

  11. Un ministère ou un organe officiel particulier exerce-t-il une tutelle sur les institutions de ce type? Dans l'affirmative, quelle est la nature de cette relation?

  12. Est-il parfois demandé aux fonctionnaires ou aux tribunaux de faire respecter une décision prise par l'institution en question?

  13. Comment sont réglés les litiges portant sur l'utilisation des terres communautaires? Les litiges entre membres? Les litiges entre membres et non-membres?

Les problèmes spécifiques aux pasteurs exigent des solutions novatrices
On dispose de peu de connaissances systématiques sur les habitudes de plantation et d'utilisation des arbres dans les populations pastorales. Parmi les questions que doit élucider la recherche, on retiendra notamment les suivantes: quelles sont les règles au sujet des droits sur les arbres? Quels sont les droits de l'individu par rapport à ceux du groupe? Par exemple dans certaines régions du Soudan, la famille a le droit exclusif de faire tomber, en secouant le tronc, les gousses fourragères de certains arbres, tandis que les autres peuvent seulement laisser leurs bêtes manger les gousses tombées à terre naturellement. En pays Masaï, il est fréquent qu'un groupe d'éleveurs permette aux pasteurs de groupes voisins de faire pâturer leur troupeau à la marge de leur territoire. Mais pendant la sécheresse récente les membres d'un groupe d'élevage qui avaient des Acacia tortilis en grand nombre sur l'une des marges de leur domaine, ont remis en vigueur un droit exclusif de secouer les arbres, ne laissant aux tiers que l'usage des gousses tombées d'elles-mêmes. Une réponse mesurée de ce type devant la sécheresse laisse entendre que la gestion par les groupes pastoraux des ressources en arbres est plus subtile qu'on ne le pense habituellement.
Comment les arbres utilisés périodiquement par les pasteurs nomades sont-ils protégés quand les pasteurs sont ailleurs? Des immigrants fraîchement installés sur les terres pastorales peuvent être ignorants, ou se moquer, des règles tacites qui gouvernent les relations entre les groupes déjà présents, et se montrer plus opportunistes et agressifs dans l'appropriation de ressources communes. Quelle est dans ces cas l'attitude des pouvoirs publics? ll s'exerce des pressions de plus en plus fortes pour sédentariser les pasteurs nomades et semi-nomades, ce qui n'est pas toujours la meilleure solution du point de vue écologique. Par ailleurs, l'accroissement de la population dans les zones pastorales bien arrosées aggrave la charge qui pèse sur les arbres et les ressources fourragères. Cela signifie-t-il que les pasteurs s'intéresseront davantage à la plantation et à l'entretien des arbres?
“Report of the Regional Working Group on Africa”, in Land, Trees and Tenure, J.B. Raintree ed. (Madison et Nairobi: Land Tenure Center and International Council for Research in Agroforestry, 1987), p. 337–338.

MOTIVATIONS ET DROITS DE L'INDIVIDU VIS-A-VIS DES RESSOURCES COMMUNAUTAIRES

La terre communautaire est administrée par la collectivité, mais son existence en tant que telle dépend en dernier ressort du fait que les membres de la collectivité estiment ou non que ses avantages l'emportent sur ses coûts. L'arrangement foncier visant un bien collectif ne permet de gérer efficacement une forêt que dans la mesure où il éveille des motivations. La capacité de faire appliquer les règles est souvent si modeste que seul un degré élevé de consensus, donc d'autodiscipline, est indispensable. Or ce n'est pas chose facile à atteindre, car les communautés sont diversifiées: l'intérêt de leurs membres pour les arbres en général et pour leurs différentes utilisations en particulier a des degrés divers. Le fait que les arbres se prêtent à une utilisation polyvalente entraîne des divergences dans la communauté quant à la priorité relative à donner à leurs diverses applications. Par exemple une famille qui possède du bétail s'intéressera davantage aux arbres en tant que source de fourrage qu'une autre qui n'a pas de cheptel.

Il est indispensable de bien saisir cette diversité d'intérêt. Les efforts de boisement ou de conservation se livrent souvent comme si le village ou la collectivité étaient homogènes, comme si tous leurs membres étaient également motivés pour l'utilisation ou l'entretien des ressources sylvicoles. Mais loin d'être homogènes, les communautés sont habituellement divisées par des facteurs comme les classes, les castes, les religions, l'appartenance ethnique, le sexe, l'origine géographique, la durée de résidence dans le terroir, ou même les phases du cycle matrimonial. Cette diversité, en se combinant avec les usages multiples et parfois mutuellement exclusifs que l'on peut faire des arbres, complique la répartition équitable des droits d'accès à la ressource. Les arbres abattus pour le bois d'oeuvre ne seront plus utilisés à des fins fourragères, et l'élagage d'un sujet pour en tirer du fourrage diminue, le cas échéant, ses qualités comme source de bois d'oeuvre.

Les différentes strates de la communauté, les ménages aux différents stades de leur cycle propre, et même les différents membres d'un ménage ont des besoins différents vis-à-vis des arbres et de leurs produits. Les pauvres des régions sèches de l'Inde utiliseront vraisemblablement les ressources communes, et notamment la forêt villageoise pour en tirer du bois de feu et du fourrage, tandis que les riches y chercheront du bois d'oeuvre (Jodha, 1986). Les tentatives menées à l'échelon de la communauté pour contrôler les ressources ont toutes chances de refléter les luttes internes et les divisions de la collectivité.

Le mythe de la communauté homogène risque de faire se fourvoyer celui qui n'est pas sur ses gardes; il produira des plans simplistes ne tenant aucun compte de la diversité humaine de la collectivité. Il est bien sûr possible de mettre de côté une partie de l'espace forestier communautaire et de le réserver à des sousensembles sociaux ayant des intérêts d'une homogénéité relative. Mais exclure sans précautions suffisantes peut provoquer des suites fâcheuses. Molnar (1985b: 8) décrit un village népalais où les hommes avaient décidé de protéger la forêt commune de la dégradation en y interdisant “tout pâturage et toute coupe, pour n'autoriser les villageois à y pénétrer que quelques jours par an pour y récolter des feuilles comme fourrage, et du petit bois”. Le résultat fut que les femmes, qui n'avaient pas été consultées sur cette décision, se trouvèrent contraintes de voler du bois dans la forêt du Panchayat voisin. Les femmes de ce Panchayat, dont la forêt avait été placée sous un régime de réserve analogue, firent de même dans une autre forêt encore. Cet effet de cascade résultait directement d'une décision prise dans un village sans consulter toute la gamme des utilisateurs de produits forestiers.

Les femmes, vu leur rôle de pourvoyeuses de bois et autres produits ramassés dans les forêts communautaires, doivent être soigneusement prises en compte. De toutes les niches foncières, c'est certainement des espaces communautaires que les femmes dépendent le plus étroitement (Rocheleau, 1987). De manière similaire, les pauvres et les paysans sans terre ont un rapport de dépendance étroite avec les terres communautaires, aussi la réglementation de leur utilisation doit-elle être envisagée non seulement sous l'angle de ses effets sur l'ensemble de la communauté, mais aussi en tenant compte de son impact sur les groupes les plus économiquement marginaux.

Certains problèmes sont spécifiques aux situations dans lesquelles le bois villageois ou la forêt communautaire sont soumis à un régime d'usage différé, et donc, comme cela est fréquent, où la récolte des produits est non pas le fait d'individus pour leur propre compte mais des agents de la collectivité, qui par exemple coupent le bois pour qu'il soit vendu au marché. Si tel est le cas, l'évaluateur doit prendre soin d'examiner

i) s'il y a des arrangements institutionnels de protection des arbres, ii) s'il y a des dispositions réglant la distribution des bénéfices dans le long terme, enfin iii) s'il y a des incitations immédiates favorisant la bonne gestion de la ressource.

Les dispositions réglant l'utilisation et la distribution ultérieures des bénéfices forestiers sont parfois regrettablement vagues, et l'incertitude des retombées conduit la collectivité, sceptique par expérience, à considérer toute l'opération comme irréaliste. Parfois aussi les bénéfices d'un projet réussi sont appropriés par les riches et les chefs de la communauté.

Comment assurer les membres d'une communauté qu'ils bénéficieront en dernier ressort des arbres que l'on va planter pour constituer un boisement? Une solution consisterait à établir par écrit un contrat clair et juridiquement valable entre les membres de la collectivité et avec les pouvoirs publics en ce qui concerne la distribution du revenu forestier. On dispose de modèles pour ce faire: dans l'extrait qui suit, Hosmer présente en détail les clauses d'un tel contrat. Par ailleurs, il ne faut pas naïvement croire qu'un tel engagement sera honoré s'il existe dans la communauté des disparités importantes, à moins que l'organe gouvernemental responsable ne prête main forte aux parties les plus faibles. Comme on le verra dans l'extrait de Bruce et Noronha reproduit plus loin, les auteurs de projets abordent souvent la question de qui tirera bénéfice du projet avec une innocence que ne partagent point les ruraux. Offrir des incitations immédiates à certaines catégories sociales pour protéger les jeunes arbres pourra permettre de contrebalancer les doutes de la communauté quant à la destination des bénéfices du projet à plus longue échéance. Ces incitations devraient être adressées à des individus choisis par la collectivité pour surveiller et soigner les arbres, et peuvent consister en primes, payables en espèces, récompensant un bon taux de survie des plants confiés au gardien.

Or la participation du gouvernement à un projet de boisement villageois est en soi facteur de problèmes supplémentaires du point de vue foncier. Lorsque c'est un organisme public qui plante les arbres, la communauté risque de s'imaginer que l'Etat tente de s'emparer de ses terres. Les villageois considèrent l'Etat comme le propriétaire des arbres-après tout ils n'ont pas le droit de les couper-et peuvent croire qu'il cherche ainsi à faire valoir un droit sur la terre. Même quand les jeunes plants sont fournis par l'Etat pour être plantés sur les exploitations, on observe parfois une faible motivation pour les protéger, car les gens ont l'impression qu'ils continuent d'appartenir à celui dont ils viennent (Murray, 1988: 219).

Notre objectif devrait ici être premièrement de comprendre de quels droits jouissent les ménages et les individus, comment ces droits sont définis et garantis, et aussi comment les différentes utilisations des arbres des terres communautaires par les différents ménages et les différents individus déterminent des intérêts divergents en ce qui concerne la survie et l'entretien de ces arbres. Dans les entrevues en petits groupes et avec les interlocuteurs préférentiels, on pourrait s'inspirer de la série de questions suivante:

  1. Qui utilise les arbres des terres communautaires?

  2. Certains ménages ou individus particuliers ont-ils des droits sur des arbres particuliers?

  3. Ces droits varient-ils selon les essences?

  4. Quelle est la base de ces droits?

  5. Quelles utilisations les ayants droit peuvent-ils faire des arbres dont ils ont ou partagent la jouissance?

  6. Les femmes ont-elles les mêmes droits que les hommes? Si ces droits sont différents, préciser.

  7. S'il n'existe pas de droits individuels, quels sont les droits d'usage des membres de la communauté vis-à-vis des arbres?

  8. Les femmes ont-elles les mêmes droits que les hommes?

  9. Ces droits varient-ils selon les essences?

  10. Est-ce que tous les utilisateurs font le même usage des arbres, ou certaines utilisations sont-elles plus importantes pour certains ménages que pour d'autres? Pour quels groupes de la collectivité certaines utilisations sont-elles particulièrement importantes?

  11. Tout membre peut-il utiliser les arbres au moment de son choix, ou l'utilisation est-elle saisonnière ou limitée en quelque autre façon?

  12. Y a-t-il une limite quelconque à la quantité de ressources forestières utilisée?

  13. Les ressources forestières peuvent-elles être utilisées à des fins commerciales, ou seulement à des fins domestiques?

  14. Les arbres des terres communautaires peuvent-ils être abattus, et dans quelles circonstances?

Ces questions devraient aussi être posées lors des entretiens avec les ménages. On trouvera dans les pages suivantes deux questionnaires types qui traitent de l'utilisation des arbres des terres communautaires.

Répartition du bois d'une forêt communale suisse
… Il convient de mentionner un autre exemple qui nous vient de Suisse, celui des forêts de montagne de la commune de Grindelwald, dans le district forestier d'Interlaken, canton de Berne… La commune se compose de sept villages de montagne, dont chacun a sa propre forêt. Les trois quarts des terres forestières de la vallée appartiennent à la commune. Vu leur situation géographique, ces forêts entrent toutes dans la classe des forêts de protection …
Ce qui est intéressant, c'est la façon dont le bois coupé est réparti entre les gens, car il n'y en a pas assez pour qu'il soit autorisé à en expédier hors de la vallée. Seuls les résidents authentiques de la commune, c'est-à-dire les propriétaires terriens, peuvent se porter preneurs de bois d'oeuvre et de chauffage. Ils sont divisés en six classes. Les premiers servis sont ceux qui ont besoin de bois pour réparer les petites cabanes qui servent d'abri au bétail sur les alpages, ou pour en construire des neuves (dans les régions alpines, on appelle “alpe” ou “alpage” les hauts pâturages d'été). Au deuxième rang vient le bois pour les pieux et clôtures à mi-pente. Au troisième, le bois destiné à réparer les étables dans la vallée. Au quatrième, le bois nécessaire à l'entretien des chalets d'habitation, en fond de vallée. Au cinquième, le bois pour la construction de chalets neufs - qui sont d'habitude édifiés avec la participation de tout le voisinage, en une longue session de fête et de labeur, comme cela se faisait aussi en Amérique quand la vallée de l'Ohio était encore région pionnière (le propriétaire de la future maison fournit la boisson pour toute rétribution de la vaillance de ses compères, comme le faisaient nos ancêtres).
Quand il a été pourvu à tous ces besoins, s'il reste du bois, on en vient à la sixième classe de preneurs, ceux qui veulent du bois de chauffage. Bien souvent ils n'en ont pas, car la coupe a déjà été complètement utilisée; mais ils auront rarement froid, car chaque propriétaire à son petit bois privé, ainsi que le droit de ramasser du bois mort et des branches tombées dans la forêt communale.
Ralph S. Hosmer, “City, Town and Communal Forests”, in Whose Trees?: Proprietary Dimensions of Forestry, L. Fortmann and J.W. Bruce ed. (Boulder: Westview Press, 1988), p. 121.

A qui reviennent les bénéfices?
Décision irrévocable qui, elle aussi, doit être prise très tôt, avant même qu'un projet communautaire ne soit lancé, comment répartir les bénéfices. Maints conseillers trop extérieurs à l'affaire s'entêtent à prescrire leur propre conception de l'équité dans l'attribution des bénéfices. Le conseiller arrive, s'explique avec des responsables qui opinent immédiatement, et s'en va convaincu qu'un changement vient d'être accepté. Est-ce bien réaliste? Le conseiller sait-il ce qui va se passer dès qu'il aura tourné les talons? Une simple conversation a-t-elle jamais changé les structures du pouvoir dans une collectivité? Les responsables locaux gloussent d'aise. En aparté: “Quand viendra le moment de distribuer les bénéfices, le projet sera achevé. Personne ne viendra voir ce qui se passe à ce moment-là”. C'est pourquoi il est capital que le vulgarisateur forestier parle avec les différentes fractions de la population, pour apprendre de chacune ce qui se passe, et pour obtenir que toutes se mettent bien d'accord sur un principe de répartition des bénéfices. Si le produit ne peut être réparti physiquement, quel usage sera-t-il fait du revenu qu'il procure? Le chef de dépense présentera-t-il un intérêt pour toutes les sections de la population, ou pour certaines catégories seulement? La règle générale dans les projets communautaires est que ceux qui y participent doivent être convaincus qu'ils en tireront quelque chose. Si cette conviction manque, il n'y aura pas de projet communautaire. La question “Qu'est-ce que j'ai à y gagner?” n'a rien d'anormal: encore faut-il savoir y répondre.
John W. Bruce et Raymond Noronha, “Land Tenure Issues in the Forestry and Agroforestry Project Contexts”, in Land. Trees and Tenure, J.B. Raintree ed. (Madison and Nairobi: Land Tenure Center and International Council for Research in Agroforestry, 1987), p. 139.

Droits d'utilisation des arbres d'un espace communautaire, par espèce

Ménage no                                 Nom espace communautaire:                                                                Distance habitat:                                        

Terre communautaire utilisée pour:                   Forêt communale:               chasse               Pâturage:               saissonnier, local
                  bois de feu                 saissonnier, transhumant
               abattage arbres               toute l'année
               pâturage 

 (A)(B)(C)(D)(E)(F)(G)(H)(I)(J)(K)(L)(M)(N)(O)(P)
Arbres sur terres com munautaires, par espècesPrépare terreFournit semences/ plantsPlanteArrose/ entretientElague feuilles/ branchesVend fourrageDispose revenu fourrageRécolte fruitsVend fruitsDispose revenu fruitsAbat arbresVend boisDispose revenu boisQui possède arbres?Autres utilisateursAutres utilisations
                 
                 
                 
                 
                 
                 

A – N

1. instituition/communauté gestionnaire
2. mari
3. épouse
4. partagé par (rapport: ⅔)
5. autre membre ménage
6. sans objet

O

1. membres communauté
2. autres, locaux
3. utilisateurs itinérants
4. autres
5. aucun

P

1. pâturage direct
2. ramassage bois mort
3. coupe branches/feuilles
4. cueille fruits
5. abat
6. autre
7. aucune

BESOINS RELATIFS DE MAIN-D'OEUVRE ET BÉNÉFICES PAR ESSENCE ET PAR TERRE COMMUNAUTAIRE

Essences présentes sur terres communautairesMain-d'oeuvre et autres coûtsBénéfices
HommesFemmesM.O. non E.F.HommesFemmesM.O. non E.F
       
       
       
       
       
       
       
       
       
       
       
       
       
       
       

1: Elevé pour ce groupe et cette essence
2: Notable pour ce groupe et cette essence
3. Mineur pour ce groupe et cette essence
4. Nul pour ce groupe et cette essence

EF - exploitation familiale/ménage


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