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Chapitre 2
L'agriculture itinérante comme stratégie de gestion des ressources pour les tropiques

L'argument que l'on peut opposer à la thèse selon laquelle «la culture sur brûlis gaspille les ressources et se traduit par une dégradation de l'environnement», est que l'agriculture itinérante semble être la méthode la plus efficace de s'accommoder des réalités écologiques de la forêt tropicale (Cox et Atkins 1979). Historiquement, les diverses formes d'agriculture itinérante ne se sont pas toujours limitées à la zone tropicale. Depuis le néolithique, elles ont été pratiquées par les communautés agricoles du monde entier en zone forestière. A mesure que les premiers agriculteurs se déplaçaient à travers l'Asie, l'Europe, l'Afrique et les Amériques, la forêt a été défrichée et des champs sont apparus. Jusqu'à une époque très récente, la culture sur brûlis était encore pratiquée dans la forêt de pins blancs du nord de l'Europe (Cox et Atkins 1979; Russell 1968; Ruddle et Manshard 1981). Elle l'est toujours sous les tropiques en raison des contraintes liées à l'environnement de cette région.

L'agriculture itinérante est une réponse aux difficultés d'établissement d'un agro-écosystème dans la forêt tropicale. L'écosystème forestier tropical est caractérisé par des sols variés mais généralement pauvres — qui apportent peu de nutriments — et par une diversité extrême de la flore et de la faune — ce qui implique la présence de nombreuses espèces potentiellement concurrentes pour les cultures vivrières. En abattant la forêt et brûlant les arbres tombés et la litière, l'agriculteur itinérant utilise un apport artificiel d'énergie qui élimine les espèces concurrentes et concentre les nutriments,» pour diriger, pendant un bref laps de temps, le flux énergétique vers les cultures vivrières» (Odum 1971; voir aussi Bodley 1976). Le cultivateur effectue ainsi une manipulation active d'un morceau de forêt et le convertit à une succession plus ouverte et plus utile à ses fins propres (Rambo 1981:36; voir aussi Olafson 1983:153).

Agriculture itinérante: manipulation active d'une fraction de foret.

Dans le cas de la culture sur brûlis intégrale, l'intervention dans l'écosystème forestier n'est cependant que temporaire. La succession naturelle reprend ses droits, et dans bien des cas, les pratiques de culture sur brûlis contribuent activement à la réinstallation ultérieure de la forêt (Odum 1971; Bodley 1976; Denevan et Padoch 1988a). La forme d'agriculture itinérante ainsi pratiquée ne détruit pas irrémédiablement la forêt; elle la remplace au contraire par une série d'espèces de recrû qui, pour l'agriculteur, sont plus productives que la forêt originelle (FAO 1978).

Le fait que coexistent différents sites, dans des zones différentes, et présentant des stades distincts de recrû, multiplie les écozones (Nations et Nigh 1978). L'agriculteur récolte diverses plantes qu'il a semées et cueille des plantes sauvages; par ailleurs, étant donné que, plus la diversité des habitats est grande, plus la faune est riche, la zone devient particulièrement propice à la chasse (UNESCO/PNUE 1978:461). En cas de mauvaise récolte, la forêt et les écozones nouvellement créées constituent une réserve qui évitera la famine (Warner 1981: Nations et Nigh 1978).

La stratégie des agriculteurs pratiquant la culture sur brûlis doit être vue dans l'optique de la théorie des jeux, car en tant que preneurs de décisions, ils déterminent la quantité de main-d'œuvre à investir dans chacun des divers sous-systèmes de manière à ce qu'elle reçoive la meilleure rémunération possible compte tenu des circonstances (Smith 1972:421–22). C'est parce qu'ils n'utilisent pas seulement le simple sous-système agricole que les cultivateurs itinérants donnent parfois l'impression de n'être que des agriculteurs à temps partiel; en fait, ils chassent également, pêchent et cueillent des produits sauvages pour le marché (FAO 1970). C'est là une stratégie de niches multiples, qui combine l'agriculture avec la chasse, la pêche et la cueillette, la main-d'œuvre étant dirigée là où il en est besoin, ce qui crée un agro-écosystème susceptible d'être hautement productif, stable et durable. En cas d'échec de l'un des sous-systèmes, on peut recourir à un autre pour assurer un approvisionnement suffisant en vivres (Warner 1981). Dans certains cas, si le sous-système agricole perd de sa fiabilité en raison de la pénurie de terre ou de la dégradation de celle-ci, la pêche et la cueillette deviendront le cas échéant le principal mode de subsistance (voir Nietschmann 1973).

CULTURE SUR BRULIS ET SOLS TROPICAUX

A mesure que l'on en apprenait davantage sur les sols tropicaux, on a commencé à mieux apprécier les diverses formes d'agriculture itinérante, comme représentant «autant d'adaptations ingénieuses à des environnements hostiles, fondées sur une connaissance remarquablement complète de l'écologie locale et des possibilités des sols» (Allan 1972a:217). Les sols tropicaux acides représentent plus d'un milliard d'hectares dans le monde. Sur ce total, 700 millions d'hectares se trouvent dans la zone tropicale humide, et 300 millions d'hectares dans la zone de savane, la quasi intégralité de cette superficie se trouvant dans le monde en développement (IBSRAM 1987). Le milieu tropical humide où opère le cultivateur itinérant est caractérisé par l'acidité des sols.

Les techniques efficaces de restauration de la fertilité des sols sont «le pivot de tout système agricole», et les agriculteurs des tropiques pratiquant la culture sur brûlis ont mis au point une méthode «qui marche»: l'utilisation et l'entretien de la forêt en vue de restaurer cette fertilité (Benneh 1972:235). Sachant bien que c'est la végétation vivante qui apporte les nutriments nécessaires aux cultures, l'agriculteur pratiquant le brûlis intégral préfère nettement installer ses champs dans une forêt adulte sur pied, soit «primaire», soit «secondaire», mais bien établie (Dove 1983a; Allan 1965; Rambo 1981a; Rambo 1983; Posey 1983). Après brûlis, les nutriments disponibles pour les cultures vivrières deviennent plus abondants, mais ensuite ils se raréfient rapidement, probablement en raison du lessivage des sols et de l'érosion (Andriesse 1977:12–13; Nye et Greenland 1960 et 1964). Nye et Greenland (1964:102) observent qu'à l'intérieur d'un système de culture sur brûlis, les sols sont extrêmement hétérogènes en raison du bois abattu, des termitières, et de la répartition inégale des cendres après le brûlis. Ce sont ces variations qui donnent naissance à des micro-sites où sont plantées des cultures différentes, les agriculteurs sachant quelles sont celles qui tireront le mieux parti de la richesse des sols et celles qui ne souffriront guère de leur pauvreté. Au bout du cycle de culture (durant en général de l à 4 ans), le champ est laissé en jachère, les cultures arbustives continuant d'être récoltées pendant plusieurs années. Livré à lui-même suffisamment longtemps, l'emplacement retrouvera sa fertilité; mais s'il est recultivé trop tôt, une dégradation risque de s'amorcer.

Il est parfois difficile de reconnaître les premiers signes de dégradation, surtout si celle-ci se produit lentement, sur plusieurs générations par exemple. C'est tout particulièrement le cas dans les systèmes de culture sur brûlis, car les agriculteurs «semblent extrêmement autonomes, et très bien intégrés dans leur environnement» (Street 1969:106).

Une étude qui tentait d'établir un lien entre l'utilisation faite des parcelles et la fertilité des sols a permis d'observer que la fréquence d'utilisation avait un effet déterminant sur la fertilité. Arnason et al. (1982) ont étudié deux champs Maya, présentant tous deux la même combinaison culturale (le maïs étant l'élément principal). L'un de ces champs était utilisé en cultures itinérantes depuis une centaine d'années avec une jachère de 5 à 15 ans. L'autre n'avait pas été utilisé depuis 50 ans. Sur le champ laissé en jachère depuis 50 ans, les rendements étaient deux fois plus élevés. Les auteurs ont estimé que c'étaient les disponibilités en phosphore qui limitaient les rendements. Il est intéressant de noter que les champs laissés en jachère après 3 ans de culture par les agriculteurs cités dans l'étude d'Arnason sont mis en repos non pas parce que l'on sait qu'ils manquent de phosphore, mais parce qu'ils exigent trop de main-d'œuvre pour supprimer les mauvaises herbes.

En conclusion, plus longue est la jachère, plus le sol récupère. Si l'on peut maintenir de longues périodes de jachère, le système devrait être durable. La jachère comme mode de restauration des sols est la réponse trouvée par les agriculteurs pratiquant la culture sur brûlis à la nécessité de produire des vivres sans apport de fumier, engrais ou dépôt alluvial (Greenland 1974:5). Tant que la jachère est de longue durée, le système fonctionne; dès qu'elle se raccourcit, la fertilité du sol diminue (voir Figure 1).

Figure 1. Modélisation de la dynamique de l'écosystème forestier tropical avec cultures sur brûlis


Figure 1

Source: Jordan (1985) (adaptation)


MOBILITE ET ENTRETIEN DE LA FORET

Non seulement la forêt est nécessaire et donc conservée pour établir les champs futurs, mais aussi pour la cueillette de produits vivriers, la chasse, la collecte de matériaux de construction, de plantes médicinales, etc.; or toutes ces ressources peuvent manifester une dégradation ou un déclin avant même que la période de jachère ne soit devenue trop courte pour que le sol reconstitue suffisamment son potentiel de nutriments.

Face à la dégradation d'un écosystème, les agriculteurs pratiquant la culture sur brûlis réagissent en se déplaçant. Cela ne signifie point qu'ils soient les nomades que l'on croyait. En matière de mobilité, il existe de gros écarts entre cultivateurs itinérants. Certains groupes défrichent la forêt selon la tradition des «pionniers intégraux» décrits par Conklin, et déménagent souvent vers de nouveaux sites villageois (Kunstadter et Chapman 1978); d'autres vivent dans des villages permanents et entreprennent de longs déplacements annuels dans la forêt, qui les portent à de grandes distances de leur village pour chasser (voir Posey 1983; 1985). Comme les villages sont normalement de petite taille (de 50 à 250 personnes) et sont dispersés, les densités de population restent faibles (Harris 1972; 1973). Si la population ne s'accroît pas, la plupart des groupes ont la possibilité de demeurer — ce qu'ils font effectivement — dans une zone réduite pendant de longues périodes, ou jusqu'à ce que la superficie cultivable soit restreinte par l'expropriation des zones de jachère forestière qui sont classées comme réserves ou concessions forestières.

Il n'est toutefois pas inhabituel que des individus, des familles et, dans certains cas, des villages entiers se déplacent pour des motifs autres qu'économiques. Dans certaines sociétés, les hommes quittent leur zone natale pour un autre hameau pour y prendre femme et s'y installer (Warner 1981) ou entreprennent des déplacements pouvant durer des années (Dove 1983). Les familles peuvent se déplacer entre hameaux ou villages pour échapper à des tensions interindividuelles ou effectuer des visites prolongées auprès de leur famille. Les maisons, voire les villages, sont parfois abandonnés à la suite de décès. Sans compter qu'actuellement, de nombreuses personnes peuvent être l'objet d'une procédure de réinstallation dans une autre zone, décidée par des organismes extérieurs (habituellement les pouvoirs publics ou une entreprise commerciale).

VARIATIONS ENTRE SYSTEMES DE CULTURE SUR BRULIS

Même dans une région donnée, les agro-écosystèmes de culture sur brûlis peuvent varier en fonction de l'accent placé sur les différents sous-systèmes de subsistance. Dans certains d'entre eux, la pêche est importante, dans d'autres la cueillette; le jardin de case sera ici hautement productif, ailleurs pratiquement inexistant. Malgré les variations entre sous-systèmes, tous les systèmes de culture sur brûlis ont en commun la stratégie consistant à pratiquer des sous-systèmes qui peuvent être intensifiés selon les besoins. Ces sous-systèmes peuvent le cas échéant n'être utilisés qu'en cas d'échec dans le cadre d'autres sous-systèmes. La cueillette en forêt est un sous-système d'usage fréquent, mais l'intensité de cette activité varie selon les besoins. Si les récoltes agricoles sont bonnes, les vivres que l'on tire de la forêt pourront se réduire à certains fruits, légumes ou «aliments de collation» particulièrement prisés. Mais si la récolte de plantes vivrières est insuffisante, l'activité de cueillette pourra s'étendre à la recherche d'aliments de base (racines sauvages, sagou, etc.), ainsi qu'à une quantité majeure de fruits et légumes, qui permettront au groupe de subsister jusqu'à la prochaine récolte (Warner 1981).

La combinaison des différentes stratégies et des réponses aux modifications du milieu biologique, physique et socio-culturel donne lieu à une grande diversité d'agro-écosystèmes de culture sur brûlis potentiels. Les agriculteurs peuvent cultiver des plantes à racines ou à graines, ou un panachage des deux, les champs peuvent être utilisés de un à quatre ans, avant d'être laissés en jachère plantée, ou être abandonnés avec quelques cultures de racines et tubercules encore en place; ils peuvent être laissés en repos 5 ans, 10 ans, 25 ans, ou pratiquement pour toujours; leur superficie peut aller d'un dizième d'hectare à plusieurs hectares, et ils pourront être dispersés ou contigus; les champs obtenus par culture sur brûlis peuvent servir à compléter les ressources fournies par la chasse et la pêche, ou les récoltes d'agriculteurs qui consacrent l'essentiel de leurs activités aux cultures permanentes. Cette variété et cette souplesse font la force de l'agro-écosystème de culture sur brûlis (Ruddle et Manshard 1981:74).

ENTRETIEN DE L'AGRO-ECOSYSTEME

Pour survivre, la forêt tropicale doit utiliser les nutriments disponibles dans la communauté biotique. La même stratégie est appliquée dans le cadre de l'agriculture sur brûlis. Ce mode de culture crée un système de «biodégradation accélérée» qui reproduit la séquence globale du flux des nutriments en forêt tropicale. Au lieu de reposer sur la décomposition naturelle de la forêt tropicale, libératrice de nutriments, l'agriculture sur brûlis «accélère la décomposition naturelle par l'écobuage». Cette décomposition accélérée étant moins efficace que la décomposition naturelle, et davantage d'énergie étant perdue, la fertilité des champs diminue plus rapidement (Ruddle et Manshard 1981:75). Pour retrouver celle-ci, les champs doivent être laissés en jachère.

L'agriculture itinérante avec jachère est écologiquement bien fondée si la jachère forestière peut être maintenue (Moran 1981:54). La jachère est dite forestière, ou «jachère longue», lorsque les champs défrichés et ensemencés sont ensuite livrés à eux-mêmes jusqu'à ce qu'ils redeviennent forêt de haute futaie. Traditionnellement, c'est la forme la plus courante de jachère appliquée dans la zone tropicale humide par les agriculteurs pratiquant la culture sur brûlis intégrale. Quand les champs sont de petite taille, comparables à des clairières spontanées dans la forêt, ils récupèrent et se régénèrent rapidement. La forêt environnante approvisionne le site en graines et semences, et le protège (comme elle protégeait le champ) des vents et de l'érosion (UNESCO/PNUE 1978:476). Les essences de la forêt dense humide sont incapables de se régénérer en dehors du milieu forestier. En ne cultivant que des petits champs noyés dans la forêt originelle, l'agriculteur pratiquant la culture sur brûlis intégrale gère en quelque sorte activement la régénération de la forêt (Clarke 1976:250; Gomez Poma et al. 1972).

Il utilise aussi d'autres techniques de gestion qui favorisent la reprise de la forêt. Aussi longtemps que les champs sont cultivés, bien des groupes pratiquant la culture sur brûlis effectuent un «désherbage sélectif». Les plantes et les buissons herbacés qui forment la succession végétale souhaitée sont par exemple coupés, plutôt que déracinés, et une fois que les cultigènes ont commencé à moins produire, on les laisse se développer à nouveau. Plutôt que d'être coupés et brûlés, les arbres sont par exemple simplement coupés, de telle manière qu'ils puissent rejeter et être intégrés à la succession. Les arbres particulièrement prisés sont le cas échéant protégés, et laissés intacts. La présence de plantes et d'arbres déjà établis permet une régénération rapide de la forêt. L'agriculteur n'éprouve pas le besoin d'entretenir un champ «propre», présentant une vaste étendue de sol nu exposé aux intempéries. Au contraire, il sait que les sols laissés à découvert seront emportés par la pluie ou par le vent (Clarke 1976; Ruddle et Manshard 1981). Le champ obtenu par brûlis n'est pas cultivé en lignes, c'est une constellation d'ouvertures soigneusement garnies.

L'entretien de l'écosystème permet la formation d'une mosaïque forestière, dont les différents stades de recrû diversifient les écozones disponibles pour la faune. Comme les forêts secondaires peuvent abriter une faune sauvage plus abondante que les forêts primaires, la forêts récréée et conduite par l'homme améliore le sous-système cynégétique et renforce globalement l'agro-écosystème (Vos 1978:16; voir aussi Peterson 1981).

Les agriculteurs sont conscients de la nécessite permanente d'accorder les variétés disponibles aux micro-sites présents dans leurs champs.

La culture sur brûlis: une forme de gestion forestière

L'agriculture sur brûlis à jachère longue recrée la diversité, la complexité, ainsi que les possibilités d'utilisation de la biomasse en vue d'obtenir les nutriments, présents dans la forêt originelle. L'expression «structure pseudo-forestière» (SPF) a été utilisée pour décrire les analogies entre la forêt et le champ sur brûlis. Les agriculteurs pratiquant ce système recréent activement la forêt dans leur champ de manière à «préserver de façon relativement stable les relations analogiques entre le cycle de culture et le cycle naturel, et à remplacer les espèces sauvages par des espèces domestiquées qui occupent les mêmes niches fonctionnelles et structurelles que leurs prédécesseurs sauvages» (Olafson 1983:153, citant Oldeman 1981:81). Chez certains groupes pratiquant la culture sur brûlis, la limite entre la forêt et les champs arrive à s'estomper, des espèces forestières étant plantées dans les champs, et des espèces domestiquées dans la forêt (Olafson 1983:155, citant Schlegel 1979).

L'interprétation du système de culture sur brûlis qui précède s'inscrit parfaitement dans l'optique des agro-écosystèmes, selon laquelle l'agriculture n'est pas considérée comme un système distinct de l'écosystème dont elle fait partie. Si dans ce système, le champ est le reflet de la forêt, il répond alors parfaitement bien à l'impératif d'être un bon agro-écosystème puisque son gestionnaire prend en considération les lois biologiques locales, et s'efforce de déranger aussi peu que possible le milieu naturel, en lui permettant de se reconstituer périodiquement (Janzen 1975:54). L'agriculteur pratiquant la culture sur brûlis intégrale remplace certains éléments du contenu de la forêt par d'autres, mais entretient la structure globale de celle-ci, se distinguant par là des autres utilisateurs des ressources naturelles qui transforment des communautés biotiques généralistes en communautés spécialisées (Ruddle et Manshard 1981:75). Dans un environnement difficile, l'agriculteur pratiquant la jachère forestière a su élaborer un agro-écosystème durable qui entretient sa base de ressources naturelles.

Plutôt que de définir la culture sur brûlis en en inventoriant les caractéristiques, les cultures et les méthodes, il est beaucoup plus utile d'y voir un ensemble de stratégies relatives à un agro-écosystème, élaborées en réponse aux conditions dictées par l'environnement. La diversité est hautement appréciée, les agriculteurs étant conscients de la nécessité permanente d'accorder les variétés disponibles aux micro-sites présents dans leurs champs. La diversité génétique est maintenue par un panachage de sélection naturelle et de préférences humaines. La sélection naturelle détermine quelles variétés prospéreront en terrain humide, sur une pente raide, lors d'une année particulièrement humide ou particulièrement sèche, etc. L'homme manifeste ses préférences par des décisions concernant les variétés à conserver pour la production de semences et les variétés qui doivent être écartées.

Les agriculteurs sont des expérimentateurs. Différentes variétés de plantes cultivées, ainsi que de nouvelles espèces, sont essayées et mises à l'épreuve dans différentes conditions (Johnson 1972; Manner 1981; Warner 1981). Le risque est tel que l'expérimentation se fait en général à petite échelle, et seule une fraction limitée de l'agro-écosystème y est consacrée, par exemple une petite partie d'un champ qui accueille une nouvelle culture ou une nouvelle variété d'une culture déjà familière, ne remplaçant pas les variétés mieux connues mais venant s'y ajouter. Toute analogie forestière mise à part, bien qu'une espèce ou une variété végétale dans un champ très diversifié puisse ne pas donner un rendement aussi élevé qu'en culture pure, la diversité des variétés et des espèces crée un système dans lequel, même si certaines plantes sont victimes de ravageurs ou de maladies, les autres survivront (Manner 1981).

Champs multiples

La diversité n'est pas seulement présente dans les variétés et les espèces, mais aussi dans le nombre des champs. Il est courant de maintenir en production des champs des années précédentes, tout en en préparant un nouveau. Si, comme en Amazonie, le système est fondé sur des plantes pérennes, de nouveaux champs étant ouverts chaque année, il est possible d'obtenir de nombreux champs qui sont chacun à un stade différent de la succession (Denevan et al. 1984). Du point de vue du ménage pratiquant la culture sur brûlis, il existe de très nombreuses solutions parmi lesquelles choisir pour obtenir le niveau souhaité de diversité: plusieurs champs distincts présentant des pratiques culturales différentes — certains pouvant être exploités en culture pure, d'autres être extrêmement diversifiés; ou bien des champs sur brûlis cultivés en culture pure, tandis que le jardin de case sera diversifié (Eden 1988).

Le ménage qui dispose de plusieurs champs situés dans des micro-environnements différents accroît la diversité et le nombre des solutions possibles, avec par exemple la pratique qui consiste à ouvrir un champ dans la forêt secondaire, et un autre dans la forêt primaire (Warner 1981; Dove 1983). Même si chaque champ est petit, le fait d'en avoir plusieurs, bien répartis, permet à la famille d'étaler les risques pour réduire au minimum d'«éventuelles pertes dues aux inondations, aux ravageurs et aux maladies» (Nietschmann 1976:145). Si des animaux détruisent les cultures dans un champ donné, d'autres seront sauves; si la rivière emporte certaines cultures, d'autres subsisteront jusqu'au moment de la récolte.

En Afrique, la jachère de brousse repose habituellement sur le système des champs multiples. Certains champs sont proches de l'habitation, d'autres plus distants. Ces derniers sont traditionnellement cultivés pendant une période courte, puis laissés en jachère plusieurs années. La jachère l'emporte en durée sur la période de culture. Les champs proches de l'habitation sont cultivés pendant des périodes plus longues, la jachère étant comparativement plus courte; dans certaines zones, les champs proches se transforment en jardins de case sous culture intensive. En outre, on exploite en saison sèche les champs situés dans des petites zones relativement plus humides, tandis que les «vieux sites à proximité immédiate de l'habitation, dont la fertilité est supérieure à la moyenne», servent à pratiquer les cultures plus exigeantes (Greenland 1974:7).

Plus l'agro-système de culture sur brûlis est diversifié et repose sur une large base de ressources, plus grande est sa stabilité. En combinant différentes cultures, différentes variétés et différents types de champs, l'agriculteur s'efforce d'établir le système le plus stable et le plus durable qui lui donnera la meilleure sécurité nutritionnelle.

LA DYNAMIQUE DES AGRO-ECOSYSTEMES:
DEVELOPPEMENT D'UN SYSTEME DE PRODUCTION LOCAL

Les agriculteurs itinérants de la zone tropicale humide pratiquant la culture sur brûlis intégrale appartiennent à des populations tribales. En Amazonie et en Asie du Sud-Est, cela les place en position défavorisée, car ils appartiennent à des minorités dans les régions qu'ils occupent, et ne détiennent habituellement pas de pouvoir politique, ni de droits fonciers sûrs. Ils sont fréquemment considérés comme primitifs, destructeurs, et faisant obstacle au développement. En Afrique, chacun appartient à une tribu, même si toutes n'ont pas le même pouvoir à l'échelon national. Appartenir à une tribu africaine, c'est être intégré dans l'organisation sociale dominante, et non point en être exclu. Les droits fonciers varient selon le passé colonial du pays, ou en fonction des adjudications foncières récentes, mais en général, à l'inverse de leurs homologues d'Asie du Sud-Est ou d'Amazonie, les agriculteurs africains d'appartenance tribale ont eu dans le passé, même si l'avenir est incertain, des droits usufruitiers assez sûrs, si ce n'est la pleine propriété de la terre.

Dans ces trois régions, les cultivateurs itinérants pratiquent une agriculture traditionnelle. Cela signifie que les systèmes de production locaux font usage des techniques et des produits locaux, ont leurs racines dans le passé, et ont évolué jusqu'à leur stade actuel sous l'effet de l'interaction des conditions culturelles et environnementales de la région (Gleissman 1985:57). L'agriculteur traditionnel est donc membre d'une communauté qui réside dans la région depuis de nombreuses années (au moins suffisamment longtemps pour que l'agro-écosystème ait été mis en place) et il utilise les ressources locales plutôt que des intrants importés (Padoch et de Jong 1987:179; Padoch et Vayda 1983; Wilken 1973).

L'adaptation au terroir n'empêche pas l'agriculteur d'innover, et ne l'enchaîne pas à des méthodes immuables, dérivées de l'expérience individuelle et sociale (Wilken 1973). Il ne faut en effet jamais oublier que, surtout chez les cultivateurs itinérants, la communauté s'adapte de manière dynamique à son environnement. Or l'utilisation de matériaux locaux, de sources d'énergie immédiatement disponibles et de connaissances techniques propres à la communauté n'entraîne pas nécessairement un manque d'enthousiasme à l'égard des innovations (Padoch et de Jong 1987:179). Assurément, aucune communauté agricole traditionnelle ne se comporte aujourd'hui comme elle le faisait une génération auparavant. Une communauté stable n'est pas pour autant statique, car pour se maintenir il lui faut s'adapter à des conditions changeantes. Le changement n'affaiblit pas nécessairement la communauté. Dans certains cas, par exemple avec l'introduction de nouvelles cultures, le changement peut améliorer les systèmes d'approvisionnement et accroître la stabilité de la communauté.

L'élargissement de l'éventail des cultures tropicales

De nouvelles cultures se sont répandues dans toutes les régions du monde. En ce qui concerne la zone tropicale humide, le point de référence habituellement utilisé est l'an 1500, époque vers laquelle se sont établis des contacts entre les Amériques et l'ancien monde. A cette époque, en Amérique du Sud, les cultures vivrières de base étaient le manioc, le maïs, la patate douce, la pomme de terre (sur les plateaux); en Amérique centrale on trouvait du maïs, habituellement cultivé en association avec les haricots et la courge. Avant le début du seizième siècle, cette région avait connu une expansion du maïs vers le nord et vers le sud, et du manioc vers le nord et jusque dans les Caraïbes. En Afrique, on cultivait l'igname dans les zones humides, des variétés locales de riz, de mil et de sorgho, et dans certaines régions des plantains et des bananes (originaires de l'Asie du Sud-Est). En Asie du Sud-Est, la principale plante domestiquée était le riz, mais on trouvait aussi du mil, du sorgho, des colocases, des plantains et des bananes. Il s'agit là bien sûr des cultures de base principales, à l'exclusion d'autres productions végétales comme les diverses légumineuses, légumes, épices, etc., qui s'étaient propagées loin de leur région d'origine avant 1500. Or c'étaient les agriculteurs qui avaient diffusé ces cultures.

Une observation rapide de ce que plante le cultivateur itinérant d'aujourd'hui suffit à révéler sa remarquable ouverture à l'innovation et à l'expérimentation. Le manioc reste la principale production de base de la région amazonienne pour la plupart des groupes, mais le maïs, les plantains et bananes (qui ont remplacé le manioc comme aliment de base dans certains groupes), les colocases et le riz y sont également cultivés. En Asie du Sud-Est, le riz demeure l'aliment de base, mais le mil et le sorgho ont reculé, tandis que le maïs (qui est devenu dans certaines régions le produit principal de base), le manioc, l'igname et la patate douce sont cultivés dans toute la région. En Afrique, le maïs, le manioc, la patate douce, la colocase ont remplacé beaucoup des cultures dites traditionnelles, ou en ont diminué l'importance, sans compter que la diffusion des plantains et bananes s'est poursuivie.

La diffusion des plantes dans le monde entier a permis à l'agriculteur vivant dans une communauté isolée de prendre part à la transformation généralisée des systèmes de production agricoles. Elle a enrichi le répertoire végétal et permis de mieux accorder les cultures aux micro-sites, même à l'intérieur d'un même champ. Elle a aussi, dans bien des régions, rendu potentiellement productives des terres qui ne l'étaient point: telle terre, qui était trop humide, trop sèche, ou trop pauvre pour les plantes locales, peut désormais porter de nouvelles cultures qui s'accommoderont de ces conditions physiques. Dans certaines zones, la productivité accrue des cultures introduites a permis de redéployer la main-d'œuvre familiale vers de nouvelles activités économiques, ou, comme en Afrique, a permis de compenser la pénurie de main-d'œuvre résultant de l'émigration des hommes. L'introduction de nouvelles cultures dans les systèmes d'agriculture itinérante permet d'accroître la productivité, et de renforcer la stabilité de l'agro-écosystème, ainsi que sa durabilité, en épousant de plus près les variations dues aux micro-environnements et aux micro-sites.

Transformation en famille des racines de manioc pour en tirer de la farine (Viet Nam).

Mise à contribution des processus naturels

Quoique les différents groupes pratiquant la culture sur brûlis puissent l'expliquer différemment en référence à leur propre culture, l'utilisation des processus naturels est une évidence dans toute la zone tropicale. Le cultivateur itinérant considère que les processus naturels se manifestant sous les tropiques peuvent être utilisés comme des ressources naturelles. La gestion traditionnelle des ressources repose sur l'entretien des processus naturels spécifiques pour en dériver des produits particuliers, qui sont le résultat direct de ces processus (Alcorn 1989:64). Plutôt que de dépenser massivement de l'énergie pour annihiler ou concurrencer le processus naturel, l'agriculteur tropical l'exploite à ses propres fins. Contrairement à son homologue des climats tempérés, il n'a pas les moyens de juguler les processus naturels se déroulant dans le milieu où il vit. En milieu tropical, les connaissances techniques sont utilisées pour tirer profit des phénomènes naturels liés à l'étalement sur l'année entière de la période végétative et à la succession végétale rapide résultant des fortes précipitations et des températures élevées de la région, et non point pour les maîtriser (Alcorn 1989:69).

Les processus naturels dépassent bien évidemment le cadre de la campagne agricole, de même que la perception de l'environnement par l'agriculteur. Sa vision de la succession agricole dépasse la campagne en cours, et s'étend à l'étape suivante, le processus naturel de réinstallation de la forêt se déroulant avec le concours et sous l'effet des manipulations des agriculteurs. Cette manipulation a constitué des forêts anthropiques dans toute la zone tropicale (voir Balée 1989, voir aussi Jorgensen 1978).

Cela ne signifie pas que l'agriculteur pratiquant la culture sur brûlis puisse faire un exposé savant sur le processus de succession ou un cours d'écologie forestière en expliquant scientifiquement le recyclage des nutriments dans la forêt tropicale. Les connaissances de l'individu sont souvent transcodées dans les croyances religieuses (par exemple la croyance que les esprits se fâcheraient si l'on agissait ou n'agissait pas de telle et telle manière), dans des analogies (la forêt conçue comme un parent), ou dans des appréciations scientifiquement inexactes (les semences ne germeront pas si tel ou tel oiseau chante). L'explication donnée localement perd le cas échéant tout son sens hors du contexte culturel dans lequel elle est formulée. Mais le système de connaissances fonctionne. Peu importe qu'il soit transcodé dans la religion ou dans le mythe. Ce qui compte, c'est que les cultivateurs itinérants comprennent et mettent à profit les processus naturels de la zone tropicale humide pour entretenir leur base de ressources et non pas pour la dégrader.


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