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Chapitre 1
SCHEMA ANALYTIQUE POUR L'ETUDE DES PROJETS NIGERIENS DE FORESTERIE ET RESSOURCES FORESTIERES

Introduction

Le Chapitre I de ce document comporte une présentation du schéma analytique ayant servi à l'étude de quatre projets de foresterie et de ressources forestières, dans la zone agricole méridionale du Niger, dont la mise en œuvre date de 1974. Ils ont tous pour objet d'augmenter les ressources forestières dans les zones de projet, en faisant participer les populations locales à certaines phases, ou à toutes les phases de la production d'arbres et de brousse, de leur protection, et de leur exploitation dans les cas où des utilisations de consommation ont été prévues. Cette analyse se penche sur les ensembles d'institutions — institutions locales, du projet, agences techniques, institutions administratives et nationales — dans le cadre desquelles s'inscrivent les interactions relatives aux ressources forestières dans les zones des projets. Ce chapitre s'attache à souligner comment les institutions peuvent encourager ou entraver la gestion des ressources forestières par les populations. Les quatres projets (voir pages ix et x) présentés plus loin comme études de cas servent d'exemple pour illustrer l'utilisation du schéma analytique. Ce même schéma peut servir à établir un diagnostic, en analysant toute une gamme de problèmes de gestion des ressources et de fourniture de services publics. En outre, les analystes, ainsi que les populations locales, peuvent appliquer ce schéma à la conception d'institutions répondant aux besoins des usagers des ressources forestières. Sous cette forme, il peut servir d'outil pour améliorer la productivité des activités de développement, et encourager la gestion à long terme des ressources de l'environnement.

Le reste du chapitre comprend quatre sections. La première pose le problème. Dans la seconde figure une description de l'approche analytique fondée sur l'individualisme méthodologique et sur les hypothèses sous-jacentes à cette théorie. La troisième section trace les grandes lignes du schéma analytique, et explique l'importance du rôle joué par les attributs ou caractéristiques des ressources forestières en tant que biens économiques, qui influencent la réussite ou l'échec des projets conçus pour encourager la gestion collective des ressources forestières. Le schéma d'analyse des systèmes de règles présenté ici dépasse la simple évaluation de l'impact des lois basée sur ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, pour examiner en détail comment des règles, existantes ou à instituer, peuvent encourager ou empêcher certains types de comportement. La quatrième section, en conclusion, explique comment ces schémas sont utilisés dans l'analyse de quatre projets nigériens de foresterie et de ressources forestières.

Le problème

Au Niger, dès le début de la sécheresse de 1972–1974, un certain nombre de projets de foresterie ou de ressources forestières ont été mis à exécution. De nombreux projets de la première génération envisageaient la production de bois dans des plantations industrielles. Ils étaient conçus sur la base d'évaluations erronées des caractéristiques techniques des essences exotiques, et de données peu réalistes sur le potentiel de production de l'environnement global1. La plupart de ces projets sont maintenant terminés. La seconde génération de projets a essayé de faire participer les populations locales à la production, à la gestion, et à l'usage contrôlé des ressources forestières. Ces projets ont, du moins en partie, déplacé leur centre d'intérêt des essences exotiques vers les essences indigènes. Les bois de village (exploitation micro-industrielle) et des variantes de la foresterie paysanne ont constitué les principales stratégies adoptées durant cette phase. Un intérêt croissant pour une gestion naturelle de la forêt, souvent lié à des opérations de gestion des ressources naturelles renouvelables au niveau local, est apparu. La gestion des ressources forestières en tant que ressources polyvalentes est une orientation qui semble prédominer nettement dans la troisième génération des entreprises de foresterie sur terrains arides. L'analyse actuelle se concentre donc sur les projets cherchant à promouvoir la foresterie paysanne et la gestion naturelle des forêts.

Tous ces projets connaissent des problèmes de viabilité tant du point de vue institutionnel que financier. Ce n'est généralement pas la viabilité technique qui représente un problème insurmontable. Dans la plupart des cas, il est techniquement possible de planter et de maintenir des arbres sahéliens, et parfois des essences exotiques comme notamment le neem (Azadirachta indica) et l'eucalyptus (Eucalyptus calmadulensis). Par contre, on a rencontré de sérieuses difficultés en essayant de faire participer les populations locales à la production, la gestion et l'utilisation à haut rendement, des ressources forestières, en tant qu'élément constant et indispensable de leurs entreprises d'exploitation agricole mixte et de pastoralisme. L'expérience des Sahéliens, ainsi que les études techniques les plus récentes, suggèrent que l'agriculture sur terrains arides, l'agro-sylvo pastoralisme et le pastoralisme, sont des activités qui dépendent toutes, pour leur survie, de la mise en valeur des ressources forestières. Cependant, le taux d'accroissement démographique accéléré vient saper les techniques de cultures itinérantes et de pastoralisme transhumant, qui sont des stratégies efficaces et peu coûteuses de gestion des ressources, dans de nombreuses régions du Niger.

Les producteurs ruraux doivent continuer à adapter leurs stratégies de production à un environnement changeant, comme ils l'ont souvent fait par le passé. Dans des conditions où la pression démographique s'accroît et où la base de ressources en terres s'appauvrit progressivement, la production de biomasse ligneuse doit devenir suffisamment attrayante pour un assez grand nombre de producteurs ruraux, pour les inciter à changer leurs habitudes. Les gens doivent être encouragés par des incitations à court et à long terme, régulières et fiables, si l'on veut qu'ils modifient des attitudes faisant obstacle à la production et à la gestion des ressources forestières. Ils doivent aussi — toujours encouragés par les incitations appropriées — adopter de nouvelles formes de comportement assurant que (1) les arbres plantés, ou la régénération naturelle protégée, arrivent à maturité, (2) ils produisent sur le site même, une stabilisation de l'environnement et des facteurs de protection, (3) ils répondent aux besoins de consommation des populations rurales, et, si possible, (4) ils produisent des excédents de bois de chauffage, poteaux de charpente et autres produits forestiers pouvant être commercialisés.

Parmi les types de comportements à limiter ou éliminer figure le ramassage non contrôlé de bois mort et bois vert, en n'importe quel lieu. Un tel comportement réduit en général le potentiel de production du capital forestier et décourage les efforts individuels ou collectifs déployés pour favoriser la régénération des ressources forestières. Les parcours suivis par le bétail doivent également être contrôlés pour protéger la régénération naturelle. Les types positifs de comportement à encourager par des modifications appropriées de la structure des incitations, comprennent la protection et la promotion de la régénération naturelle, la plantation d'essences désirables, et la mise en place judicieuse et adaptée aux besoins d'institutions et organisations efficaces de gestion des ressources forestières.

Les quatre projets choisis pour être analysés, parmi les 15 ou 20 opérations de foresterie au Niger, s'appuyaient tous dans une certaine mesure sur la participation populaire, soit au stade de la planification, soit au stade de l'exécution. Ces quatre projets, considérés collectivement, permettent l'étude de situations à relativement long terme, dans lesquelles la gestion des ressources forestières, et les stratégies d'utilisation adoptées par toutes les parties concernées — populations locales, forestiers nigériens, autres fonctionnaires et cadres nigériens, ainsi que le personnel des agences de financement — se prêtent bien à l'examen. Ces projets ont évolué progressivement au cours du temps. Toutefois, ils supposent des structures de comportement vis-à-vis des ressources forestières locales, suffisamment stables pour qu'on puisse comprendre les raisons ayant motivé les individus concernés à agir comme ils l'on fait dans le contexte biophysique et institutionnel spécifique à chacun de ces projets. La plupart des acteurs ont conscience des problèmes auxquels ils doivent faire face, et dans certains cas, ils comprennent bien les exigences liées aux solutions soutenables.

L'étude détaillée de la structure logique et du déroulement de chaque projet, que l'on trouvera plus loin, permettra d'élucider les problèmes auxquels se heurte chacun d'eux. Mais tous les quatre ont cependant en commun un ensemble de problèmes relatifs à la gestion forestière. Ce sont des problèmes à résoudre, non seulement dans les zones de projet, mais dans tout le Niger et dans les zones sahélienne et soudanaise de l'Afrique de l'Ouest. Un échec dans cette recherche d'une solution se traduirait par la surcharge continue et la destruction d'une base de ressources déjà fragile et appauvrie, et aurait fatalement à la longue des conséquences terribles comme celles des années de sécheresse de 1970–74 et 1983–84 dans une grande partie du Sahel. Mais, contrairement au relèvement qui a suivi la sécheresse, la reconstitution et la restabilisation de ressources forestières gravement surchargées, nécessiterait plus qu'une succession de plusieurs années de bonnes pluies.

Les questions générales qui doivent être résolues sont notamment les suivantes:

Les problèmes de gestion des ressources forestières forment un sous-ensemble important de problèmes de l'environnement intéressant les zones sahélienne et soudanaise de l'Afrique de l'Ouest. Parmi ceux qui ont observé l'évolution de la situation dans le Sahel nigérien durant les deux dernières décennies, nombreux sont ceux qui ont conclu que le manque d'adaptation des institutions explique en grande partie l'échec des programmes et projets de développement, et donc, des efforts déployés localement pour améliorer la gestion des ressources renouvelables, y compris les ressources forestières. Le présent rapport suppose que ce sont en partie les règles qui déterminent un comportement favorisant la gestion à rendement soutenu des ressources forestières, ou au contraire une attitude accélérant leur destruction. Les règles sont façonnées par les hommes. Elles sont le produit de décisions politiques. En cette qualité, elles peuvent être modifiées. Une analyse attentive peut indiquer pourquoi certaines règles en vigueur, concernant l'usage et la gestion des ressources forestières au Niger, sont inadéquates. Un tel diagnostic, associé à une compréhension des conséquences probables des règles offertes en remplacement, peut être utilisable par ceux qui souhaitent concevoir ou modifier des systèmes de réglementation, afin d'encourager les usagers à participer d'une manière plus efficace à la gestion des ressources forestières dont dépendent leurs systèmes de production.

Approche analytique

Le schéma analytique fait appel, dans une large mesure, à l'approche appelée individualisme méthodologique, méthode classique pour la plupart des spécialistes d'économie politique2. Dans l'individualisme méthodologique, on adopte la perspective des individus représentatifs, c'est-à-dire représentant typiquement des classes d'individus engagés dans des interactions concernant des problèmes particuliers. Les intérêts présumés de ces individus sont formulés explicitement. L'approche consiste à essayer de comprendre les stratégies adoptées par des individus représentatifs tels que des paysans, des pasteurs ou des forestiers, à la lumière de leurs intérêts. Pour y arriver, l'analyste non seulement attribue des intérêts spécifiques aux individus, mais aussi formule plusieurs hypothèses à leur sujet.

Les hypothèses générales concernant les individus, doivent être clairement exposées dès le départ. Les producteurs ruraux, les forestiers, le personnel du projet, les fonctionnaires et cadres du gouvernement nigérien, et tous les autres sont supposés être des individus rationnels, ayant des intérêts personnels et agissant dans le contexte de règles qui déterminent les comportements licites et illicites. On assume aussi que les individus prennent des décisions dans des situations où l'information est incertaine, et adoptent des stratégies de maximisation. Chacune de ces hypothèses mérite qu'on lui accorde un bref exposé.

Intérêt personnel: l'individu est censé avoir des préférences qui influent sur sa conduite, et sur les décisions qu'il prend. Les préférences peuvent varier d'un individu à l'autre, même au sein de classes données (producteurs ruraux, cadres du gouvernement, personnel du projet, etc..).

Rationalité: l'individu est censé être rationnel, c'est-à-dire capable d'ordonner les diverses variantes de solution qui lui sont offertes d'une manière logique, à la lumière de ses préférences, de la plus souhaitable à la moins souhaitable.

Information: les spécialistes d'économie politique distinguent trois niveaux d'information, classés par degré de certitude: information parfaite, problématique, et incertaine. Dans des conditions d'information parfaite, on connaît la nature de tous les résultats, et le nombre des résultats est déterminé. Dans des conditions d'information problématique, la nature des résultats est connue, mais leur nombre n'est pas déterminé, seules sont connues leurs probabilités. De telles situations existent, mais elles ont moins d'intérêt dans le cadre de notre analyse, parce que les interactions dont elle traite sont en général caractérisées par l'incertitude. Dans des conditions d'information incertaine, on ne connaît ni la gamme complète des résultats, ni leurs probabilités. Par conséquent, au lieu de disposer d'une solution déterminée, l'analyste ne peut que se livrer à des calculs sur une gamme de résultats plus ou moins probables.

Apprentissage: l'individu prenant une décision dans des conditions d'incertitude est présumé faire son apprentissage en mettant à l'essai des stratégies et découvrant que l'expérience confirme ou infirme ses hypothèses de travail. A mesure qu'il prend connaissance de la gamme des techniques (de gestion des ressources forestières par exemple), et des coûts des techniques de remplacement (par exemple, comparaison entre la régénération naturelle sans protection et la régénération naturelle surveillée renforcée par la plantation), les préférences de cet individu peuvent changer, ce qui reflète une prise en compte croissante de coûts et avantages qui ne figuraient pas initialement dans l'estimation.

Comportement guidé par règlement: en économie politique, on suppose, la plupart du temps, que les individus prennent des décisions et agissent dans un certain cadre de respect de la loi et de l'ordre public. Ce cadre spécifie les droits fondamentaux, les libertés, les devoirs et la vulnérabilité des citoyens ainsi que les pouvoirs, immunités, responsabilités et incapacités des cadres dirigeants, qui donnent un caractère légalement obligatoire aux droits des citoyens. Ces concepts juridiques ont une teneur essentiellement pratique. Ils créent des incitations en faveur de certains types de comportement et découragent d'autres types. Ces incitations peuvent être spécifiées et occupent une place critique dans le contexte au sein duquel un individu recherche et choisit une stratégie de maximalisation; ce point est expliqué plus en détail dans la section concernant les «Institutions et règles opératoires», pages 14 à 27.

Choix d'une stratégie de maximalisation: l'individu est présumé chercher et choisir une stratégie de maximalisation à la lumière de ses préférences. L'application logique de cette stratégie devrait se traduire par le plus grand bénéfice net pour l'individu, à la lumière de ses préférences, ou par le moindre coût pour un niveau donné de bénéfice (c'est-à-dire la solution la plus efficace). Toutefois, un individu qui essaie de maximiser, dans des conditions où l'information sur les probabilités des résultats est incertaine, semble devoir «satisfeciter» (s'accommoder)3.

Une telle approche analytique — l'individualisme méthodologique et les hypothèses associées relatives aux individus représentatifs — peut servir à comprendre les interactions qui se produisent, qu'elles soient appropriées ou non, et à explorer les interactions qui pourraient être provoquées par un changement des règles, de la technologie ou d'autres conditions et facteurs applicables au problème en question.

Schéma analytique

Le schéma analytique4 employé dans ce document est une adaptation de diverses versions de ce genre de schéma, mises au point et employées par des participants à l'Atelier de théorie politique et d'analyse des politiques de l'Université de l'Indiana. Ce schéma est composé de quatre parties: attributs des biens et services, institutions, où l'on trouvera un examen des règles opératoires, interactions, qui résultent des choix faits par les individus en matière de stratégies de maximalisation, à la lumière de leurs préférences et des incitations créées par la nature économique des biens, comme par les institutions qui s'y rapportent, et enfin, résultats.

ATTRIBUTS DES BIENS ET DES SERVICES

Le schéma suppose que, faisant corps avec les attributs des biens, par exemple les ressources forestières sous leurs diverses formes (arbres des brise-vent, arbres des bois de village, plantés pour produire des poteaux et autres produits de consommation, broussailles et arbustes fournissant le brout et servant à stabiliser les sols contre l'érosion), existent des modes d'incitation qui influent sur la manière dont les individus se comportent vis-à-vis de ces biens. Les biens peuvent être classés en catégories selon une gamme allant de privé à public. La Figure 1 ci-dessous indique comment deux caractéristiques — facilité de l'exclusion et caractère de la consommation (conjointe ou séparable) — peuvent être employées pour distinguer les différents types de biens. L'étude révèle également comment ces caractéristiques, résidant dans la nature même des biens, déterminent comment les individus peuvent utiliser les biens et engendrer des incitations et des effets dissuasifs qui pèsent fortement sur les conditions dans lesquelles les individus produiront lesdits biens.

Figure 1 (Tableau de base)
Types de biens et services*

 FACILITE D'EXCLUSION 
 DifficileFaisable 
 Biens et services publics
(sur le site)
Biens et services à péage 
Conjointe-Qualité de l'air-Routes à péage 
CARACTERE DE LA CONSOMMATION BIENS ET SERVICES A PEAGE-Gestion de l'environnement-Parcs naturels avec droit d'entrée 
Biens et services d'usage communBiens et services privés 
Séparable-Gousses d'acacia albida-Cultures dans les champs 
 -Pâturages du Sahel-Arbres dans les jardins 
 -Brousse naturelle en général-Bétail 
   -Poteaux de charpente 
      

* Adapté de l'ouvrage de Ostrom et Ostrom: Solutions pour la fourniture.............. page 12

Biens privés. Ils sont sujets à l'exclusion, c'est-à-dire qu'il est facile de les débiter en bloc ou de les mesurer. Les utilisateurs éventuels peuvent être empêchés (exclus) de les utiliser, sauf s'ils sont prêts à payer le prix que les producteurs exigent. La consommation en est aussi séparable ou compétitive, c'est-à-dire que ce qu'un individu consomme n'est plus disponible pour un autre. C'est pourquoi, s'il existe une demande pour ce bien, les producteurs sont incités à essayer de la satisfaire, car ils peuvent s'attendre à couvrir leurs frais de production et à réaliser un bénéfice. Les exemples de biens privés comprennent les produits de cultures, comme le mil, les entraves de chevaux, et les poteaux, produits dans des parcelles boisées ou jardins privés. C'est en général par l'entremise de rapports établis dans des marchés privés compétitifs que ces biens sont produits et distribués de la manière la plus efficace. L'offre et la demande se répartissent efficacement, selon des rapports de marché, entre des producteurs à la recherche de bénéfices, et des consommateurs poursuivant leurs stratégies de maximalisation de bénéfice, en tenant compte de leurs préférences. En général les gouvernements n'ont aucun rôle à jouer dans la production des biens privés, si ce n'est d'assurer un encadrement fiable pour les transactions des marchés privés, par exemple, exécution des contrats, résolution de conflits, etc.

Biens publics. En raison de caractéristiques qui leur sont inhérentes, ils sont très différents des biens privés. Ils ne sont pas sujets à l'exclusion, et sont utilisés ou consommés d'une manière conjointe. Il est difficile de rendre les biens publics sujets à l'exclusion. Une fois qu'ils ont été produits, toute personne dans un certain rayon peut y avoir accès.

Les biens publics ne peuvent être facilement débités en bloc ou mesurés. La nature même du bien crée une situation où ceux qui ne paient pas leur juste part des coûts de fourniture, peuvent néanmoins en jouir. Ils peuvent en fait «se servir» aux dépens des autres. Les biens purement publics sont aussi caractérisés par une consommation conjointe plutôt que séparable. Ce qu'un individu consomme n'entame en rien la quantité disponible pour l'usage des autres. Cette caractéristique fait des biens publics, des biens non compétitifs.

La gestion améliorée de l'environnement dans les zones arides est un exemple de bien public de production humaine. Cette gestion augmente la résistance globale des ressources naturelles renouvelables, soumises à un usage continu et à des cycles récurrents de sécheresse; elle maintient ou améliore la productivité de la zone affectée. La qualité de l'air, ainsi que la défense nationale, sont d'autres biens publics. Dans ces trois exemples, toute quantité de bien public produite est mise à la disposition de tous, et la consommation ou la jouissance, de la part de quelques-uns, n'empêche pas les autres d'en jouir.

Il faut garder à l'esprit une caractéristique essentielle des biens publics: même s'ils sont disponibles pour tous «dans un certain rayon», ce rayon est limité pour la plupart des biens publics. Par exemple, les bénéfices de la gestion de l'environnement seront disponibles dans la zone de leur production, mais pas en dehors. Si, comme on l'a fait dans la vallée de Majjia, au Niger, des brisevent sont plantés systématiquement, pour augmenter la turbulence des vents, diminuer leur vitesse, et réduire l'érosion du sol, les bénéfices des microclimats améliorés sont disponibles pour tous ceux qui utilisent les terres protégées par les brise-vent. Mais ceux qui vivent et travaillent uniquement sur les flancs de la vallée, ou sur les plateaux dominant la vallée, ou ailleurs au Niger, n'en tirent pas profit.

Les ressources d'usage commun, comme les biens publics, ne sont pas facilement soumises à l'exclusion au sein du groupe des usagers. Toutefois, contrairement aux biens publics, la consommation en est séparable et non conjointe. Les usagers individuels peuvent continuer à utiliser le bien sans qu'il y ait compétition ou interférence entre eux, tant que la demande totale pour des «unités d'usage»5 ne dépasse pas la capacité de production de cette ressource. Quand la demande excède l'offre, les utilisateurs, opérant dans un contexte de relations purement volontaires, subissent de fortes incitations les poussant à s'approprier le bien autant qu'ils le peuvent et aussi vite que possible. Comme les autres disposent de la liberté d'utiliser ce bien, les efforts déployés pour restreindre la consommation, ne ralentiront pas en général les taux d'usage ou de consommation mais, ce qui est bien plus probable, ne feront que décaler les structures d'usage et de consommation en faveur de ceux qui ne se restreignent pas. Les ressources d'usage commun qui conservent ce caractère dans des circonstances de demande excessive ne peuvent être gérées efficacement que lorsque l'on fait intervenir des rapports autres que ceux du marché. Ce type de rapport, en général, fait appel à la gestion d'une ressource de propriété commune par de petits groupes et peut-être par des juridictions locales, et/ou des juridictions gouvernementales qui se chevauchent. Les exemples applicables ici portent sur les zones de ressources forestières situées généralement sur des terres non agricoles, les parcours de bétail, les pêches, et les routes.

La gestion des ressources d'usage commun pose toujours des problèmes. Pour élucider ce point, nous établirons des distinctions entre les trois concepts suivants:

Les ressources d'usage commun peuvent être des ressources d'accès libre ou des ressources de propriété commune. Pour déterminer si une ressource d'usage commun est une ressource d'accès libre ou une ressource de propriété commune, il faut examiner s'il existe des institutions assumant la propriété de la ressource, contrôlant l'accès à cette ressource et peut-être fournissant d'autres formes de gestion. Dans le présent document, les trois termes sont utilisés dans les sens définis cidessus. Une ressource d'usage commun peut être officiellement une ressource d'accès libre, mais en pratique elle peut être traitée comme une ressource de propriété commune, parce qu'en fait, un groupe la possède et en contrôle l'accès. De la même manière, des ressources d'usage commun qui sont officiellement des propriétés communes, peuvent en fait être des ressources d'accès libre, parce que personne n'exerce de contrôle sur l'accès ou ne fait valoir d'autres droits de propriété.

Biens à péage. Ils sont sujets à l'exclusion et caractérisés par la consommation conjointe. Ils présentent moins d'intérêt ici, parce qu'ils semblent peu fréquents dans le domaine de l'environnement ou des biens formés par des ressources forestières. On pourrait citer comme exemple: les routes à péage, les parcs naturels où un droit d'entrée est exigé, les cinémas et les théâtres.

Conséquences

La nature des biens privés, publics, collectifs et à péage, est importante précisément parce que les caractéristiques de possibilité d'exclusion/impossibilité d'exclusion, et de consommation conjointe/séparable, inhérentes aux différents types de biens, ont une forte influence sur la nature des incitations qui poussent différents participants à produire, gérer et consommer les biens. Lorsque les incitations sont telles qu'un arrangement de marché privé semble logique, il est généralement coûteux et inefficace de changer les modalités d'organisation en faveur de systèmes hors marché, non volontaires, et dépendant du gouvernement. Mais en revanche, lorsque des systèmes d'organisation hors marché sont appropriés, il n'est ni efficace, ni pratique de recourir uniquement à des rapports de marché pour assurer la production. En l'absence de juridictions gouvernementales créées pour le besoin, fonctionnant en tant qu'unités de consommation collectives6, les biens publics ne seront pas produits en quantités suffisantes pour répondre à la demande. Des exceptions à cette règle sont présentées un peu plus loin.

Comme les utilisateurs éventuels ne peuvent être aisément exclus de la consommation de biens publics, et comme leur consommation est conjointe, non déductible ou non compétitive, plutôt que séparable, déductible ou compétitive, les producteurs ne sont pas incités à produire volontairement des biens publics, pour qu'ils soient échangés dans des conditions de marché. Comme ils ne peuvent pas recouvrer leurs coûts de production, et encore moins faire un bénéfice, les producteurs ne sont pas incités à investir dans la création de tels biens. Ainsi, bien qu'il puisse exister une forte demande pour un bien public, le recours à des rapports privés et volontaires de marché, entraînera une production trop faible, ou nulle.

Il existe des exceptions à cette règle lorsque les individus sont soumis à des incitations séparables, les poussant à produire des biens privés dont la vente peut engendrer des fonds finançant la fourniture de biens publics comme bénéfices accessoires «gratuits». Si des exploitants individuels, en nombre suffisant, reboisent leurs terres, ils peuvent collectivement améliorer la qualité de l'environnement d'une zone. Si un seul propriétaire important, ou un petit groupe de gros propriétaires, font de même, le résultat est analogue7.

C'est pour cette raison que les biens publics dont la création est le fruit d'un effort individuel, sont en général fournis par le biais de rapports hors marché, les gouvernements intervenant à divers niveaux. L'intervention des gouvernements est nécessaire pour résoudre les conflits liés à la fourniture de ces biens, plus spécifiquement les problèmes de pique-assiette (qui se servent sans contrepartie) résultant de la nature des biens publics. Les décisions concernant la fourniture d'un bien public d'une manière durable font presque toujours appel à un processus non volontaire. Les ressources nécessaires pour financer la production du bien sont recueillies par des procédures non volontaires, c'est-à-dire par l'imposition. Les contribuables doivent payer pour la production du bien, qu'ils le veuillent ou non, une fois que la décision de le fournir a été prise. Ceux qui relèvent de la juridiction fiscale concernée, n'ont pas le droit de dire non; ils doivent contribuer à la fourniture du bien. Il y a là un problème potentiel. Les règles de prise de décision peuvent permettre à certains d'exploiter les autres, par exemple une majorité peut forcer une minorité à payer plus que sa juste part du coût des biens, ou bien un gouvernement autoritaire peut choisir de produire un «bien» public qui profite à quelques-uns aux dépens de la masse.

Le même raisonnement s'applique aux ressources d'usage commun. Si la demande relative aux unités d'utilisation excède les disponibilités, il faut, pour sauver la ressource de la destruction, créer un système de gestion capable d'équilibrer la demande avec l'offre, soit en réduisant artificiellement la demande, soit en augmentant l'offre. Le système de gestion doit comporter une capacité de formulation et de mise en vigueur de règles s'appuyant sur un autre principe que l'unanimité ou le consentement volontaire. Sinon, on court le risque qu'un trop grand nombre d'utilisateurs cèdent à la tentation de satisfaire leurs propres besoins sans prendre en considération les intérêts des autres. Pour veiller à ce que les utilisateurs ne déploient pas trop d'efforts pour capturer les disponibilités d'une ressource d'usage commun, et trop peu pour la gérer et créer un supplément d'offre, il peut être nécessaire d'avoir recours à une prise de décision collective. Mais, comme pour la fourniture de biens publics, lorsque la prise de décision collective remplace la prise de décision volontaire et privée, on court le risque d'abus de pouvoir.

Il devient donc extrêmement important de structurer les systèmes de prise de décision collective, pour multiplier les occasions qu'ont les contribuables de participer à la sélection des types et des quantités de biens publics qu'ils veulent financer et consommer, ainsi que la manière dont ils souhaitent réglementer la production et l'utilisation des ressources de propriété commune. On peut réaliser en grande partie cet objectif par le biais des systèmes de réglementation qui prévoient des contrôles et compensations, ainsi que toutes les délibérations voulues, lors de la prise de décision dans les affaires publiques.

Il y a également beaucoup à faire pour améliorer la satisfaction du contribuable/consommateur, moyennant une structuration spécialement étudiée des juridictions publiques. Ceux qui doivent «bénéficier», qu'ils le veuillent ou non, de la fourniture d'un bien public devraient être autorisés à participer aux décisions concernant le choix du type de bien, l'établissement des niveaux prévus pour les biens publics, et la détermination de stratégies de gestion pour les ressources communes. Il faudra également leur demander de payer en totalité les biens publics qu'ils reçoivent, ou de contribuer aux frais d'entretien des ressources d'usage commun qu'ils utilisent, à moins que des membres d'autres groupes tirent des bénéfices suffisants pour justifier la subvention. Inversement, ceux qui ne doivent pas bénéficier devraient être exclus de la prise de décision concernant la nature des biens à fournir, les niveaux prévus, et les systèmes de gestion des ressources. Il faut aussi faire en sorte qu'ils ne participent pas aux frais pour des biens ou des systèmes de gestion dont ils ne tireront pas profit.

Si l'on tient compte de ces considérations lorsqu'on assigne les responsabilités dans le cadre des juridictions générales existantes, pour la production de biens et la gestion de ressources communes, et lorsqu'on met en place de nouvelles juridictions spéciales, chargées spécifiquement d'entreprendre ces tâches, les coûts de transaction encourus pour obtenir l'accord sur les types, les niveaux de fourniture, et les stratégies de gestion, seront probablement minimisés.

Des arrangements appropriés pour délimiter les juridictions ne sont pas une garantie d'unanimité entre les contribuables qui consomment les biens publics ou qui utilisent les ressources de propriété commune. Il est réaliste de supposer que les individus ont des préférences différentes. Leurs préférences personnelles divergentes risquent d'influencer sur plus d'un point les décisions qu'ils prennent à propos de la valeur du bien public X ou de la ressource d'usage commun Y. Toutefois, le fait qu'ils sont dans la même situation devrait augmenter les chances de consensus au sein de la juridiction qui prend les dispositions, car les coûts liés à l'établissement d'un accord et à son maintien s'en trouvent réduits. Cette situation commune devrait également réduire la possibilité de tactiques obstructionnistes. Si les frontières de l'unité de juridiction pour la fourniture du bien comprennent dans leurs limites, non seulement ceux qui en bénéficieront, mais d'autres qui n'auront pas accès au bien public parce qu'ils se trouveront hors de sa portée, ou qui seront exclus de l'utilisation d'une ressource commune, on peut s'attendre à voir les exclus marchander pour obtenir des compensations en échange de leur contribution aux efforts de financement du bien public ainsi limité. Mais si ceux qui s'attendent à ne pas bénéficier du bien ou de la ressource sont exclus, à cause de frontières judicieusement délimitées, de l'unité participant au financement, le problème est résolu. Ils n'ont pas de raison, ni de moyens d'exercer des pressions, pour essayer de se faire attribuer une compensation, en échange de leur contribution au financement d'un bien public, ou d'une ressource commune à gérer, dont ils ne tirent aucune jouissance8. Des frontières appropriées et des mécanismes fiscaux peuvent éliminer de tels problèmes avant qu'ils ne surgissent.

Les attributs du bien influencent les stratégies des consommateurs d'une autre manière, également importante. Les biens publics, s'ils sont produits pour un individu, seront accessibles á tous ceux qui se trouvent dans un certain rayon. Mais le choix qui's offre aux consommateurs est extrêmement restreint lorsqu'il s'agit de choisir des biens publics. Ils auront relativement peu de pouvoir pour choisir ou influencer le type de bien public produit et le degré de production, parce que le choix sera, dans chaque cas, collectif, au lieu d'être un processus beaucoup plus sélectif et individuel, portant sur la nature et sur la quantité des biens, comme dans les rapports privés de marché.

Les efforts engagés—les coûts de transaction—lorsqu'on essaye d'influencer les décisions prises au sein de juridictions publiques, peuvent varier. Il est cependant important d'examiner les moyens de réduire les coûts de transaction. On peut y arriver en s'assurant que l'unité de juridiction la plus réduite, capable de traiter le problème, assumera la responsabilité primaire des opérations. C'est un cas différent de celui qui se présente lorsqu'on essaie de rendre une juridiction responsable de la fourniture d'un bien public assez réduit pour n'englober dans ses frontières que ceux qui recevront effectivement le bien, s'il est produit, ou bénéficieront de la ressource gérée. Dans ce dernier cas, il s'agit d'être sûr que la juridiction est assez étendue pour englober tous ceux qui causent et/ou sont affectés par le problème de gestion de la ressource commune. Si la juridiction est trop petite, les efforts de ses ressortissants pour s'attaquer au problème sont voués à l'échec, parce que les cadres ne peuvent agir d'une manière qui traite efficacement tous les aspects du problème.

Toutes choses égales par ailleurs, dans les cas où les gouvernements fournissent fréquemment des subventions pour financer la fourniture de biens publics, les consommateurs potentiels, en tant que contribuables, sont soumis à une incitation qui les pousse à cacher le vrai niveau de leur demande pour le bien, et à prétendre qu'ils n'en veulent pas en réalité autant que ne l'estiment les cadres du régime, dont les attributions empiètent sur eux. Si les responsables gouvernementaux, dans le régime «empiétant», estiment que les ressortissants de la juridiction visée «ont besoin d'un bien public donné», mais sont aussi convaincus que ces ressortissants ne peuvent payer (une portion quelconque) du bien ou ne le désirent pas suffisamment pour le payer, ils peuvent financer la fourniture du bien à partir de sources non locales. Si les populations locales obtiennent un succès même partiel, grâce à cette stratégie de dissimulation de leurs véritables préférences, elles peuvent arriver à se comporter en «pique-assiette» aux dépens du trésor public général. D'autres contribuables paient (pour une part importante) les bénéfices consommés par les pique-assiette. Il est à prévoir que cet ensemble d'incitations donnera naissance à un comportement irrationnel de la part des populations locales, qui se traduira par un surinvestissement de temps et d'énergie, à la poursuite de stratégies «d'assiette au beurre».

En ce qui concerne la gestion des ressources d'usage commun, la situation est analogue. Si l'on tente d'organiser la gestion de la ressource par l'entremise d'une juridiction trop étendue, cela peut empêcher les usagers de participer efficacement aux activités de gestion. D'autre part, si la juridiction relative à la gestion est moins étendue que la zone occupée par la ressource d'usage commun, qui peut être par exemple une vaste étendue de brousse, les efforts de gestion risquent alors de ne pas être très fructueux, parce que d'importantes parties de la ressource échappent au contrôle. Cependant, sans gestion, la tentation de trop s'engager dans la récolte et de ne pas faire assez d'efforts pour assurer la reproduction de la ressource, peut devenir irrésistible lorsque la demande excède l'offre.


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