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2.3 Organisation de la gestion


2.3.2 Les systèmes de tenure et les droits sur les ressources naturelles
2.3.3 Réserves et zones protégées
2.3.4 Méthodes employées pour faire respecter les règlements


Les SLCG et les techniques de gestion des ressources naturelles décrits aux chapitres précédents sont insérés dans un cadre socio-politique et économique, et liés aux structures institutionnelles et organisationnelles. Cette section a pour objet de replacer ces pratiques quotidiennes de gestion dans une optique plus vaste. Pour cela, nous examinerons les systèmes de production et les stratégies des sociétés pastorales, les structures des institutions définissant leurs régimes de propriété collective (s'appliquant autant à la jouissance foncière des ressources naturelles qu'aux ressources protégées ou réservées), et enfin les moyens utilisés pour appliquer et faire respecter les lois et les règlements régissant l'utilisation des ressources naturelles au sein de la société.

2.3.1 Systèmes et stratégies de production

La production pastorale n'est pas un ensemble de facteurs physiques et sociaux agencés au hasard; elle représente plutôt le résultat d'un effort conscient visant à réunir les facteurs économiques et de production capables de réduire au minimum les risques, tout en augmentant au maximum les probabilités de survie à long terme du groupe. Chaque groupe a son propre système de production et une série de stratégies globales qui ont évolué au cours des générations et sont bien adaptées à l'instabilité des régions arides et semi-arides.

2.3.1.1 Les systèmes de production. Il existe dans les régions arides et semi-arides d'Afrique une grande variété de systèmes de production. Citons, notamment, les groupes qui vivent de la chasse et de la cueillette, les éleveurs transhumants, les populations agro-pastorales et les transhumants cultivateurs occasionels (cf. la section 1.2). La plupart de ces systèmes de production ne sont pas isolés et indépendants les uns des autres. Bien au contraire, la coopération entre plusieurs systèmes n'est pas exceptionnelle mais plutôt normale. Les formes de coopération peuvent varier: les cultivateurs permettent parfois aux transhumants de faire paître leur bétail sur les résidus des cultures, et profitent en échange des engrais naturels laissés par les animaux. C'est ce que font les éleveurs Foulani et les agriculteurs Hausa du nord du Nigéria. Il arrive aussi qu'un cultivateur confie ses animaux à un éleveur transhumant qui s'en charge en échange du lait et d'un dédommagement; le cultivateur profite ainsi du savoir faire de l'éleveur, et les membres de sa famille sont plus disponibles pour les travaux agricoles. Ce type de coopération a été noté chez les cultivateurs Mossi et Bisa du sud-est du Burkina Faso qui confient leur bétail aux éleveurs Foulani,1 et chez les Foulani sédentaires du delta du Niger qui confient leur bétail aux Foulani transhumants.2 Les Pokot du Kenya occidental fournissent un exemple de spécialisation et de coopération entre groupes d'une même tribu. Les Pokot Ngelani cultivent les collines tandis que les Pokot Masol s'occupent de l'élevage dans les plaines; ils ont institué un système formel d'échanges au niveau social et productif.3 La coopération existe aussi parfois entre groupes qui vivent entièrement de l'élevage. Le cas le plus connu est sans doute celui de la "symbiose" entre les Samburu et les Rendille du Kenya. Ce sont des alliés traditionnels dont les territoires coïncident partiellement du fait que leurs systèmes de production sont complémentaires: les Rendille élèvent des chameaux, les Samburu des bovins.4

Il arrive que les nomades optent spontanément pour une vie sédentaire. Il ne s'agit pas là d'un phénomène moderne, sans précédent dans l'histoire, mais plutôt d'un processus qui se déroule peu à peu depuis des générations. Bien souvent, la décision est due aux pressions de l'environnement. Ainsi, la sécheresse encourage les éleveurs à diversifier leur production et à entreprendre des activités agricoles; une fois la sécheresse passée, un certain nombre de ces nomades ne reprennent pas la vie d'éleveurs à plein temps. Parfois aussi, ce sont des conditions physiques et sociales particulièrement favorables qui induisent la sédentarisation, comme cela a été le cas pour les Foulani qui se sont établis sur le plateau de Jos au Nigéria.*

La comparaison des trois principaux systèmes de production a montré que la productivité économique (c'est-à-dire la production par unité de travail) est plus élevée chez les chasseurs-cueilleurs; celle des éleveurs figure au deuxième rang, suivie de celle des cultivateurs. Cependant, la productivité des terres (c'est-à-dire la production par unité de surface) suit l'ordre inverse. Ainsi, l'élevage est une option valable là où la terre est abondante mais la main-d'oeuvre rare. A mesure que les terres se rarifient, il convient de passer à l'agriculture.5

Nous commençons à mieux saisir le fondement logique des différents systèmes, la manière dont ils ont évolué, et comment ils ont été adaptés à leur milieu physique et social. Nous comprenons maintenant que la conduite de l'élevage selon les méthodes traditionnelles en Afrique est un système adapté aux terres marginales,6 fondé sur un ensemble complexe de calculs, de risques et de stratégies conçues pour maximiser la production et la consommation,7 tout en minimisant l'effet des dangers naturels.

2.3.1.2 Les stratégies. Si les systèmes de production décrits ci-dessus ont pu si bien évoluer et s'adapter aux conditions physiques et sociales, cela est dû au moins en partie aux différentes stratégies de production employées pour faire face à chaque situation nouvelle. Ce sont ces stratégies qui permettent aux systèmes de se recomposer après chaque crise, et de réduire au minimum les risques.8 Certaines de ces stratégies ont déjà été décrites plus haut, lorsque nous avons parlé des SLCG et des pratiques de gestion; rappelons par exemple, la mobilité, la division des troupeaux, la dispersion, etc. D'autres ont été mentionnées en parlant des systèmes de production: les échanges économiques avec les populations non pastorales, par exemple. D'autres stratégies encore peuvent influer, de manière directe ou indirecte, sur les ressources naturelles: l'accroissement du cheptel, la diversité des animaux, la composition du troupeau, l'importance donnée au lait par rapport à la viande, la résistance des animaux, les échanges sur le plan social et les systèmes d'assurance, des taux de prélèvement adéquats et la planification d'activités en cas de crise ou de nécessité.

On croyait jadis qu'un grand troupeau était pour l'éleveur un symbole de prestige. En fait, il s'agit plutôt d'un mécanisme d'assurance qui permet à chaque famille de survivre en cas de sécheresse, d'épidemie ou d'autre crise.9 Les grand troupeaux ont un taux de récupération plus rapide aprés une période de sécheresse; en outre, ils produisent une plus grande quantité de lait et de viande pendant la sécheresse.10 Le désir de posséder un troupeau qui ne cesse de s'accroître est un idéal difficile à réaliser à cause de la main-d'oeuvre nécessaire pour les tâches d'abreuvage et de gardiennage" (voir en CADRE 2.35). Lorsque les pâturages sont abondants et qu'il n'y a pas d'autres contraintes physiques, les grands troupeaux ne représentent pas nécessairement un danger pour l'équilibre écologique, dans la mesure où ils sont associés à un système de rotation de pâturages et de mobilité et à d'autres stratégies. Cependant, étant donné que les ressources naturelles sont en diminution, et compte tenu des sécheresses récentes, l'éleveur n'a pas le choix: il doit retenir comme stratégie économique la maximalisation de la taille du troupeau, afin d'assurer la survie de sa famille.

CADRE 2.35

La "maximalisation" de la taille du troupeau est une stratégie à long terme qui est souvent employée par les éleveurs. Il est clair qu'un grand troupeau remplit certaines fonctions sociales; mais il permet aussi à l'individu de surmonter les périodes de crise. La plupart des éleveurs préfèrent disposer d'un grand troupeau, mais fixent des limites à sa taille. Par exemple, les Samburu disent que le troupeau idéal doit avoir au maximum 150 têtes de bétail; en effet, le temps nécessaire à un troupeau plus nombreux pour s'abreuver ne lui permettrait pas de paître suffisamment. Il faudrait alors rester tout près des points d'eau, ce qui aurait pour résultat le surpâturage, ou employer une main-d'oeuvre bien plus nombreuse pour conduire les animaux

à des pâturages éloignés. Les troupeaux des Rendille sont plus grands que ceux de leurs voisins Samburu parce qu'il y a davantage de coopération entre éleveurs,12 et aussi parce que les chameaux des Rendille doivent de toute façon être conduits à des pâturages plus éloignés, ce qui exige une main-d'oeuvre plus nombreuse. Certains groupes ont des troupeaux plus nombreux en raison de leurs régimes alimentaires. Par exemple, les Masaï ont besoin de grands troupeaux et se déplacent fréquemment car ils sont entièrement tributaires du bétail pour leur subsistance. Les autres groupes pratiquent pour la plupart une certaine diversification (agriculture ou cueillette des plantes sauvages13).

La diversification, tout au moins en ce qui concerne la composition du troupeau, est une autre stratégie employée par la plupart des éleveurs. Par rapport aux bovins et aux chameaux, les animaux plus petits ont un taux de reproduction plus élevé et une plus grande résistance à la sécheresse et aux autres contraintes; ils sont donc plus utiles pour une reconstitution rapide du troupeau.14 bovins et les chameaux fournissent plus de produits alimentaires (le lait et la viande); en outre, étant donné leur valeur monétaire supérieure, ils représentent une forme d'épargne. Les parcours sont utilisés de façon plus efficace lorsque le troupeau comprend plus de deux sortes d'animaux; en effet, les régimes alimentaires des différentes espèces ne sont pas strictement identiques.15 Leurs besoins en eau et leurs modes de gardiennage sont également différents, ainsi que leur vulnérabilité aux maladies, etc.16 Tout ceci permet à l'éleveur d'affecter ses ressources de la manière la plus utile et la plus efficace.

La composition du troupeau typique est souvent dominée par les femelles. La proportion des femelles peut atteindre les deux tiers et même les trois quarts du troupeau.17 Cette distribution traduit l'importance qu'accorde l'éleveur à la production de lait et à la capacité de reproduction de son troupeau. Une telle stratégie n'a sans doute pas d'effet direct sur les ressources naturelles, étant donné que les animaux consomment la même quantité de fourrage par kilogramme de poids vif quel que soit leur sexe; mais elle a une incidence sur le succès du système de production de l'éleveur.

Le lait est l'un des produits les plus importants de l'élevage. Il constitue en effet l'élément principal du régime alimentaire des populations pastorales et de leurs échanges avec les sociétés non pastorales. Son importance a été notée, entre autres, chez les Foulani du Niger,18 les Foulani Wodaabe du Nigéria19 et les Dinka du Soudan.20 En général, une stratégie axée sur la production de lait plutôt que de viande assure la subsistance d'un plus grand nombre de personnes.21

Les décisions que prend l'éleveur quant à la composition de son troupeau ont également une importance capitale. Les principaux critères qui déterminent ce choix en Afrique (outre la production laitière, le taux de fertilité, etc.) sont la robustesse et la résistance. Ces critères sont dictés par les conditions dans lesquelles les animaux sont élevés: les longs déplacements avec très peu d'eau et de fourrage en route, la mauvaise qualité du fourrage pendant la saison sèche, la chaleur, les insectes, les maladies, etc. C'est le cas, par exemple, chez les Wodaabe du Nigéria.22 A cause de la rusticité des animaux, et des méthodes d'élevage, le rendement en viande est souvent très bas, ce qui est contraire aux principes modernes de l'élevage.

Le bétail joue un rôle important dans les systèmes formels de redistribution où il est impliqué dans l'enchevêtrement complexe des prêts, dons, obligations, et alliances, et sert de "ciment social"23; il sert également à atténuer les effets des maladies, de la sécheresse, des raids et autres crises.24 Ces systèmes de redistribution réciproque tendent aussi à créer une société plus homogène où chaque ménage a un droit de propriété, ou tout au moins d'usufruit, sur un nombre plus ou moins égal de têtes de bétail, ce qui permet d'éviter de grandes distinctions de classe. Les prêts à long terme distribuent aussi le bétail de manière assez égale sur la surface des parcours (voir en CADRE 2.36). Ces systèmes de redistribution ont souvent représenté un obstacle insurmontable pour les projets d'élevage de groupe qui essaient de maintenir en permanence au même endroit un nombre fixe de têtes de bétail appartenant aux mêmes personnes.

CADRE 2.36

Les systèmes formels de redistribution ont pour objet d'assurer une certaine homogénéité dans la distribution du bétail sur l'ensemble des pâturages. Par exemple, les Borana du sud de l'Ethiopie ont un système qu'ils appellent "kallu" en vertu duquel le chef donne aux pauvres de sa tribu les dons qu'il reçoit des autres.25 Les Foulani,26 comme les nomades de l'Angola,27 partagent le bétail suivant différents systèmes entre parents et amis pour que chaque famille ait au moins un troupeau de taille moyenne. Chez les populations agro-pastorales du Zimbabwe, chaque éleveur préfère ne garder que 10 à 15 têtes de bétail dans son kraal, et envoyer le reste dans d'autres kraals, chez des parents. Cela permet d'éviter le surpâturage et réduit la quantité de main-d'oeuvre nécessaire chez le propriétaire, tout en aidant les parents et amis n'ayant pas de bétail.28 Les Samburu29 et les Sukuma30 ont donné un caractère officiel aux rapports d'échange entre "amis d'élevage", et les Basotho ont un système qu'ils appellent "mafisa".31, La complexité de ces systèmes de redistribution se traduit par les nombreux régimes de propriété du bétail reconnus par les sociétés pastorales. Ainsi, les Wodaabe du Niger ont 8 catégories de propriété, y compris plusieurs types de prêts (comme le "habbanae"),32 et les Touaregs distinguent onze catégories différentes.33

Les agents de développement sont d'avis que les taux de prélèvement de bétail d'environ 6 à 10 pour cent pratiqués normalement par les éleveurs ne sont pas suffisants, car ils ne se rapprochent pas des taux pratiqués sur les "ranchs" modernes qui atteignent parfois 30 pour cent. Pourtant, selon certaines études, dont une sur les Borana d'Ethiopie,34 les taux de prélèvements pratiqués sont précisément les taux les plus adéquats, compte tenu de la distribution des animaux par âge et de leur taux de reproduction. Un prélèvement plus fort risquerait de nuire à la capacité de régénération du troupeau.

En cas de difficultés ou de sécheresse, les éleveurs ont recours à certaines stratégies "de crise": il s'agit d'activités qu'ils entreprennent à titre temporaire pour surmonter la période de crise. On note parmi ces activités, les raids, le commerce trans-saharien (mais l'activité a diminué à mesure que cette route a perdu de son importance), la chasse et la cueillette, l'agriculture spontanée et temporaire et le travail salarié (dans les agglomérations urbaines ou dans les mines, par exemple les mines d'uranium du Niger); plus récemment, certains ont eu recours à l'aide aux réfugiés.35 Les raids constituent un moyen d'adaptation écologique qui permet de maintenir les structures de subsistance en reconstituant les stocks et qui assure une distribution plus équitable entre tribus.36 Cependant, les raids créent un climat d'insécurité et entrainent pour les tribus les plus faibles, des frais de défense considérables. Les Foulani du delta du Niger reconnaissent qu'avant la pacification, même pendant la période du royaume Macina, leurs troupeaux n'étaient pas nombreux à cause des raids et des dîmes politiques et religieuses.37 Le programme de pacification entrepris par les autorités coloniales a essentiellement éliminé les raids, surtout en Afrique de l'ouest; mais ils n'ont pas complètement disparu en Afrique de l'est.


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