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CHAPITRE 4. ASPECTS SOCIO-ECONOMIQUES DE LA FORESTERIE ET SECURITE ALIMENTAIRE


4.1 Le rôle des produits de la forêt dans les régimes alimentaires
4.2 L’évolution des régimes alimentaires
4.3 Bois de feu et nutrition des ménages
4.4 Foresterie et santé
4.5 La forêt, source d’emploi et de revenu
4.6 Les arbres sur l’exploitation agricole: contribution à la sécurité alimentaire
4.7 Régime foncier et sécurité alimentaire
4.8 Ressources de propriété collective et sécurité alimentaire

Dans les deux chapitres qui précèdent, nous avons identifié certains des «services» et des produits forestiers qui contribuent à la sécurité alimentaire: les arbres et la forêt apportent un soutien vital à la production agricole, et ils produisent directement des vivres et du fourrage. Mais ils représentent aussi un capital et une source de revenu qui peuvent servir à leur tour soit à acheter des vivres, soit à investir dans une production agricole future.

Le présent chapitre traitera des aspects socio-économiques de la foresterie sous l’angle de sa contribution à la sécurité alimentaire des ménages. On explorera la dynamique de la contribution de l’activité forestière à cette sécurité alimentaire, en examinant comment les ménages utilisent les ressources de la forêt et des arbres de l’exploitation, et dans quelles circonstances. On verra aussi comment ces utilisations évoluent.

Rares sont les études qui ont été axées spécifiquement sur les questions de sécurité alimentaire; mais il est néanmoins possible d’esquisser certaines des principales liaisons qui interviennent. Sous l’angle de la sécurité alimentaire des ménages, la forêt et les arbres de l’exploitation agricole servent à fournir un complément de vivres et de revenu, permettent de faire la soudure dans les périodes de pénurie, et fournissent des facteurs de production saisonniers d’importance cruciale; ils contribuent en outre à réduire les risques et à atténuer les effets de la sécheresse et autres situations d’urgence.

Mais le tissu d’ensemble de ces relations n’a rien d’uniforme. Les arbres et la forêt jouent un rôle beaucoup plus important dans certaines communautés que dans d’autres. Par exemple, la forêt semble revêtir une importance toute particulière pour les populations rurales les plus pauvres. Sa fonction n’est pas non plus statique; presque partout, les modes d’arboriculture et d’exploitation forestière évoluent en fonction des circonstances, des sollicitations et de l’apparition de nouvelles perspectives.

4.1 Le rôle des produits de la forêt dans les régimes alimentaires


4.1.1 Les produits de la forêt, compléments alimentaires
4.1.2 Arbres et forêts, ressources alimentaires saisonnières
4.1.3 Le rôle des produits forestiers en période de crise

Dans le chapitre qui précède, on a mis en évidence la diversité des produits alimentaires que donnent les arbres et la forêt. Ces vivres font partie intégrante de l’alimentation d’un très grand nombre de personnes dans le tiers monde. S’il s’agit rarement d’aliments de base, ils constituent toutefois un appoint sensible et permettent de diversifier le régime de base et d’en améliorer la qualité. Dans bien des communautés agricoles, les produits de la forêt ou des arbres permettent de faire la soudure entre l’épuisement des réserves et les récoltes de la campagne suivante. Ces mêmes produite servent aussi traditionnellement à tenir en période de crise, quand les autres vivres viennent à manquer.

4.1.1 Les produits de la forêt, compléments alimentaires

Dans certaines communautés, les produits de la forêt, qui répondent à la plupart des besoins nutritionnels, forment la base de l’alimentation. Ce cas fait toutefois exception, et ne se rencontre guère que dans certains groupes isolés vivant de chasse et de cueillette qui subsistent encore dans les grandes zones forestières. Pour la très grande majorité des gens, les produits de la forêt servent de complément; ils ajoutent de la variété aux régimes alimentaires, rendent plus appétissants les aliments de base, et apportent des vitamines et des sels minéraux indispensables. Même si les quantités brutes ne sont pas grandes en regard de celles des aliments de base, les produits visés sont souvent des ingrédients essentiels dans des régimes qui seraient par ailleurs monotones et nutritionnellement pauvres. La diversité du régime alimentaire est un élément extrêmement important dans le bien-être nutritionnel, notamment parce qu’elle permet d’absorber davantage des nutriments essentiels, et aussi parce qu’elle aiguise l’appétit, portant donc à une alimentation plus abondante.

Les produits forestiers, feuilles aussi bien que viande d’animaux sauvages, sont souvent ajoutés aux soupes et sauces qui accompagnent les aliments de base. Par exemple, les Peuls du Sénégal consomment les feuilles de Boscia senegalensis toute l’année dans les sauces qui accompagnent leur alimentation céréalière de base (Becker, 1983). Les produits de la forêt sont souvent fumés, séchés ou fermentés pour en accroître la durée de conservation; c’est ainsi qu’ils sont disponibles toute l’année.

Un papayer, à l’Ile Maurice

Les produits de la forêt, comme les fruits et les insectes, sont très souvent consommés comme collation. La plupart des études nutritionnelles analysent avant tout la composition des principaux repas de la journée, et ignorent souvent ce qui a été mangé entre les repas. On sait donc très peu de chose sur le rôle joué par les collations diverses, et sur leur valeur nutritionnelle.

Le terme «collation» évoque une alimentation annexe, sans grandes conséquences. Pourtant certaines études semblent montrer que les aliments dits de collation sont souvent consommés en grandes quantités. Il est fréquent que les gens mangent des fruits entre les repas, ou pendant leur travail, en gardant les troupeaux, pendant les activités de cueillette ou de ramassage, ou aux champs. Un étude réalisée au Swaziland a montré que certains types de fruits sont considérés comme des aliments pour enfants, et sont consommés sur le chemin de l’école (Ogle et Grivetti, 1985).

4.1.2 Arbres et forêts, ressources alimentaires saisonnières

Certains aliments forestiers, surtout les légumes à feuilles et la viande de brousse, se consomment toute l’année dans les ménages ruraux. Mais l’usage le plus généralisé des produits de la forêt est de caractère saisonnier, pour combler les déficits d’autres aliments. Maintes communautés agricoles connaissent des périodes de pénurie nutritionnelle au moment de la soudure - en général entre la fin de la saison sèche et le début, voire le milieu de la saison humide, quand les réserves se sont amenuisées et que les nouvelles récoltes ne sont pas encore prêtes à être rentrées (Hassan et al., 1985; Hussain, 1985). Les produits de la forêt et des arbres sont aussi précieux en période de pointe de l’activité agricole, quand on dispose de moins de temps pour cuisiner.

Dans le nord du Brésil, la saison à laquelle le palmier babassou porte ses fruits est celle de la soudure entre campagnes agricoles. Ses fruits et leurs amandes occupent donc une grande part dans le régime alimentaire au cours de cette période creuse (May et al., 1985b). Au Sénégal, les produits de la collecte servent très couramment à résister aux pénuries alimentaires du début de la saison des pluies. Comme deux espèces seulement, Boscia spp. et Sclerocrya spp., portent leurs fruits à ce moment-là de l’année, on leur attache beaucoup de prix (Becker, 1983).

Une étude faite au Zimbabwe montre que la majeure partie des fruits sont consommés pendant cette période creuse annuelle. Il est intéressant de constater que la période de pointe de cueillette et de consommation des fruits sauvages ne correspond pas à la période de plus forte production des arbres. Les gens consomment des fruits pour compléter leur alimentation quand ils en ont le plus besoin et non point au moment où ces fruits sont les plus abondants (Campbell, 1986a).

Les problèmes nutritionnels saisonniers ne se limitent pas au cycle naturel d’alternance des saisons sèche et humide. Les facteurs institutionnels peuvent eux aussi être à l’origine de pénuries. Le paiement des frais de scolarité, par exemple, est lié à un calendrier administratif qui ne correspond pas toujours au cycle de la production agricole; cela implique parfois un manque de liquidités qui ne laisse pas aux ménages les ressources nécessaires pour acheter des vivres. Quand ils sont disponibles au bon moment dans l’année, les produits alimentaires forestiers peuvent permettre de franchir ces mauvaises périodes (Chambers et Longhurst, 1986).

4.1.3 Le rôle des produits forestiers en période de crise

Tout particulièrement en Afrique, les forêts et les zones boisées jouent traditionnellement un rôle décisif en période de crise, comme en temps de sécheresse, de famine et de guerre. Elles permettent de continuer à s’alimenter quand les récoltes ont été mauvaises, et donnent des produits que l’on peut commercialiser pour se procurer des espèces.

En général, les aliments que l’on consomme en cas de famine sont différents de ceux dont on se nourrit en temps normal. Beaucoup sont choisis pour leur valeur énergétique. Leur inconvénient toutefois est d’exiger une préparation compliquée et longue. Au Zimbabwe, par exemple, les tiges d’Encephalartos poggei sont trempées dans l’eau courante pendant trois jours, puis séchées au soleil et finement réduites en poudre avant d’être consommées (Malaisse, 1985). Dans bien des cas, le goût de ces aliments laisse fort à désirer. De telles caractéristiques ne sont guère surprenantes: si les produits étaient savoureux et faciles à préparer, on n’attendrait pas la famine pour s’en nourrir, ils feraient partie de l’alimentation normale.

Une enquête réalisée en Afrique de l’Ouest a permis de constater que les rhizomes, racines et tubercules sont les principales sources d’aliments énergétiques en temps de famine. Divers types d’écorces, bourgeons, moelles, tiges, feuilles, fruits, fleurs et graines sont alors consommés. On a observé la distinction faite entre mauvaises récoltes et famines dures: les fruits sauvages de la forêt servent dans le premier cas, mais moins dans le deuxième. Lors des famines proprement dites, les racines et tubercules sont plus appropriées, car elles sont plus énergétiques. Par exemple, les feuilles et les fruits du baobab sont couramment consommés pendant les pénuries épisodiques, tandis que l’on ne consomme ses racines qu’en période de famine (Irvine, 1952).

En Inde, en Malaisie et en Thaïlande, environ 150 espèces végétales sauvages ont été identifiées comme sources d’alimentation d’urgence. Les amandes d’Aesculus indica et de Shorea robusta, ainsi que l’écorce d’’Acacia arabica, de Bombax ceiba, et de nombreuses autres espèces sont moulues en fine farine pour faire les «chapaties» traditionnels (que l’on fait d’ordinaire avec de la farine de riz ou de blé). Les tubercules et autres parties souterraines de plantes comme Arisaema concinnum et Dioscura spp. remplacent la pomme de terre et autres tubercules cultivés (FAO, 1983a).

Le rôle des produits forestiers dans les situations d’urgence pourrait évoluer avec les progrès de la commercialisation et le développement des programmes de secours alimentaires. Néanmoins, pour les plus pauvres, les vivres que donne la forêt restent des éléments essentiels de leur régime alimentaire quand les temps sont difficiles. Leur part dans la ration alimentaire est certes quantitativement modeste, mais le fait que ces produits permettent de survivre à une période difficile leur donne une importance capitale.

4.2 L’évolution des régimes alimentaires

Le rôle des forêts et des arbres dans les approvisionnements vivriers et la nutrition a considérablement changé depuis quelques décennies, et l’évolution se poursuit. L’accroissement de la population, la privatisation des terres et des ressources forestières, la pénétration des marchés commerciaux, la conversion de terres forestières à l’agriculture, à l’exploitation du bois et à la récolte de bois de feu, associés à d’autres forces encore, exercent une pression croissante sur les forêts restantes. Beaucoup des produits forestiers qui, traditionnellement, avaient leur place dans l’alimentation des populations locales deviennent de plus en plus difficiles à trouver.

Au Botswana par exemple, la brousse s’est très gravement dégradée dans bien des zones. Il en a résulté que certaines espèces sauvages traditionnellement utilisées pour l’alimentation ont disparu, ou sont devenues extrêmement rares. Dans ces zones, les gens ne font pratiquement plus appel à ces plantes, et comptent à la place sur les vivres qu’ on peut acheter sur les marchés. Ce n’ est que sur les parcours de pâturage que l’on utilise encore en quantités appréciables les végétaux sauvages (Campbell, 1986b).

La tendance générale est à l’appauvrissement de la diversité du régime alimentaire, or cet appauvrissement est bel et bien celui de la nutrition. Ce phénomène a été observé chez les insulaires du Pacifique, dont la plupart sont devenus tributaires des céréales importées et des légumes introduits, dont la valeur nutritive est souvent inférieure à celle des aliments traditionnels. La consommation de fruits et de légumes à feuilles a fortement diminué, ce qui a déterminé une baisse de la consommation de vitamines et de sels minéraux (Parkinson, 1982).

On considère souvent que l’accroissement du revenu et l’accession à une économie monétarisée améliorent le niveau nutritionnel des populations rurales. Mais dans certains cas, c’est précisément l’inverse qui se produit. Il est courant que la qualité nutritionnelle des aliments achetés ne supporte pas la comparaison avec les denrées traditionnelles. Dans d’autres cas, c’est la conversion aux cultures de rente qui met les ménages à la merci des fluctuations des prix du marché: toute baisse des cours fait que le ménage aura moins d’argent pour se nourrir. De surcroît, dans les situations où la conversion des cultures de subsistance aux cultures de rente a dessaisi les femmes de la maîtrise du revenu du ménage au profit des hommes, l’état nutritionnel peut se dégrader, car les femmes sont plus attentives à l’approvisionnement du ménage en vivres (Longhurst, 1985). Ces aspects sont de la plus haute importance dans les projets forestiers visant à accroître le revenu en espèces des ménages et à améliorer la sécurité alimentaire, car ces deux objectifs ne vont pas nécessairement de pair.

Une étude faite au Bangladesh compare la production vivrière et l’état nutritionnel dans les villages traditionnels et les villages modernes. Les villages traditionnels rentrent deux récoltes de riz par an, tandis que les villages modernes en rentrent trois. Bien que les habitants de ces derniers disposent au total de plus de vivres sur l’année, la fréquence de la malnutrition est plus forte chez eux. Il en a été conclu que ce phénomène tient à la moindre diversité du régime alimentaire, à une dépense énergétique supérieure (supplément de travail pour produire une troisième récolte), et à une hygiène moindre. Les habitants des villages modernes, s’ils consomment plus de riz et de blé, et absorbent une ration énergétique et protéique supérieure, mangent moins de racines et tubercules, de légumineuses, de légumes et de fruits que les villageois traditionnels. Sur l’année le régime alimentaire dans les villages traditionnels est donc nettement plus riche en sels minéraux et en vitamines que dans les villages modernes (Hassan et al., 1985).

Le rôle des aliments fournis par la forêt dans le régime alimentaire s’est modifié à mesure qu’ils devenaient plus rares, et en raison de l’évolution du goût et de l’accès à de nouveaux produits. Dans certaines régions on en consomme très rarement et la connaissance de leurs usages se perd. Mais cette tendance n’est pas universelle.

Dans certaines zones, la forêt continue d’être une source commode de vivres et de fourrage. En outre le développement des marchés ruraux et la migration rapide vers les villes ont ouvert de nouveaux débouchés pour certains produits de la forêt traditionnels et prisés. C’est ainsi que le dawadawa, fait de graines de Parkia fermentées, est actuellement couramment disponible sur les marchés d’Accra, au Ghana, c’est-à-dire très loin de sa zone de production et de consommation traditionnelle (Campbell-Platt, 1980). Le marché de la viande de gibier, florissant dans beaucoup de villes d’Afrique de l’Ouest, et la vente de produits de la forêt le long des grandes routes illustrent la bonne tenue de la demande de certains aliments forestiers.

Dans certains pays, les populations ont réagi à la raréfaction des ressources forestières en protégeant les arbres ou en les incorporant délibérément dans leurs systèmes de production agricole. Au Zimbabwe par exemple, on a constaté que les résidents des zones les plus gravement déboisées avaient, sélectivement, sauvegardé leurs essences fruitières préférées (Campbell, 1986a). Dans d’autres cas, les agriculteurs avaient commencé à planter des arbres fruitiers, à la fois comme source de revenu et pour la consommation du ménage (Gielen, 1982). Ainsi, alors que la disponibilité des produits sauvages diminue parfois, cette perte peut être compensée par un recours accru à leur culture ou par la gestion délibérée des essences souhaitées.

L’incidence de la baisse de la consommation des vivres fournis par la forêt n’ est pas toujours claire. Comme il est indiqué ci-dessus, cette baisse se traduit parfois par un amoindrissement de la qualité nutrilionnelle de l’alimentation. La conséquence la plus fâcheuse de la perte de ressources vivrières forestières pourrait être que les plus pauvres parmi les ruraux aient encore moins de parades possibles en période de soudure et en temps de crise alimentaire sévère.

4.3 Bois de feu et nutrition des ménages

Le bois de feu est la principale source d’énergie dans la plupart des communautés rurales du tiers monde. Toutes les opérations de cuisson et la plupart des activités de transformation des produits alimentaires en dépendent. Indirectement donc, l’approvisionnement en bois de feu conditionne la stabilité et la qualité de l’approvisionnement vivrier. Or le fait que le bois se fasse de plus en plus rare dans beaucoup de zones rurales suscite des inquiétudes quant aux effets probables de cette pénurie sur la nutrition. Relativement peu d’études ont été spécifiquement axées sur les liens entre le bois de feu et la nutrition, mais certains des rapports les plus importants peuvent cependant être identifiés.

Les pénuries de bois de feu par exemple ont une incidence sur la quantité d’aliments que l’on cuit. On signale un cas extrême, celui de réfugiés en Somalie qui donnaient leurs rations de haricots à leur bétail ou les abandonnaient, faute de moyens de se procurer le bois de feu nécessaire pour les cuire (Cecelski, 1984).

Des rapports en provenance d’autres pays notent une réduction du nombre des repas cuisinés chaque jour en raison du manque de bois de feu. Dans certaines parties du Soudan, on cuit des aliments une fois par jour et non plus trois fois comme le voulait la tradition (Hammer, 1982). Cette pratique risque d’être particulièrement nocive pour les enfants car, si l’aliment de base est riche en amidon, leur organisme ne peut pas assimiler une ration énergétique suffisante en un seul repas.

Il n’est cependant pas certain que le fait de cuisiner moins souvent se traduise par une moindre consommation alimentaire. Il n’est pas non plus évident que la pénurie de bois de feu soit la seule cause d’une telle diminution. Etant donné que les pénuries de bois de feu sont souvent liées à d’autres problèmes, comme la pénurie de vivres, l’accroissement de la charge de travail et la plus grande disponibilité d’aliments prêts à consommer, plusieurs facteurs peuvent jouer.

Le deuxième point à prendre en considération est l’éventualité d’une baisse de la qualité des aliments consommés sous l’effet d’une pénurie de bois de feu qui se traduirait par une réduction des temps de cuisson et une consommation plus importante d’aliments crus ou réchauffés. Manger des denrées mal cuites ou des restes réchauffés peut avoir une incidence grave sur la santé. C’est notamment le cas pour les viandes, en raison des dangers que présentent les parasites, et pour les tubercules et les légumineuses qui doivent être convenablement cuits pour détruire les éléments toxiques. Une étude faite au Pérou a montré que dans une certaine zone il était courant de consommer des aliments à moitié cuits, surtout à la saison humide, et que cette pratique avait un effet notable sur l’état nutritionnel des familles concernées (Alcantara, 1982).

La collecte du bois de feu en Ethiopie

Ce n’est pas seulement la qualité de l’alimentation qui peut pâtir de la pénurie de bois de feu; la qualité de l’eau de boisson peut se dégrader si on renonce trop facilement à la faire bouillir, ce qui se traduira par une incidence accrue des maladies.

Des changements dans le régime alimentaire peuvent aussi s’associer aux pénuries de bois de feu. Plusieurs auteurs suggèrent que l’accroissement de la consommation d’aliments rapides à préparer et de collations vendues dans la rue pourrait représenter une réponse à un manque de bois de feu de plus en plus aigu (Cecelski, 1984; Agarwal, 1986). En général, on estime que ces aliments sont de qualité nutritionnelle inférieure à celle des aliments traditionnels, quoique bien peu d’éléments directs corroborent ce jugement. Il est difficile de distinguer les effets de la pénurie de bois de feu d’autres facteurs associés à l’évolution des habitudes alimentaires sous l’effet du changement des valeurs culturelles et de la progression de l’urbanisation et de la commercialisation.

Le bois de feu est aussi largement utilisé dans la transformation des produits, pour fumer, sécher et conserver les aliments. Cette transformation est d’une importance capitale pour la sécurité alimentaire, car elle permet de conserver des vivres pour les périodes non productives, et d’étaler les ressources plus efficacement sur l’ensemble de l’année. Dans le cas de la transformation commerciale des aliments (séchage du poisson par exemple), si le bois de feu est rare, et donc cher, la disponibilité et le prix du produit final en seront affectés.

C’est là précisément le problème auquel se heurte le secteur de la transformation du poisson au Kenya et en Tanzanie. Une forte proportion du poisson capturé dans le lac Victoria est normalement fumée. Or la pénurie de bois de feu dans la région fait augmenter le coût de la transformation, augmentation qui se répercute sur les consommateurs locaux (Mnzava, 1981).

4.4 Foresterie et santé

Les liens entre la foresterie, la médecine et la nutrition sont extrêmement importants. De nombreuses maladies intestinales par exemple sont cause de malnutrition, car elles empêchent l’organisme d’assimiler les aliments. Par ailleurs, la maladie affaiblit et nuit donc à la production vivrière en réduisant l’efficacité de la main-d’œuvre dans les périodes de pointe du calendrier agricole.

C’est de la forêt que proviennent les seuls médicaments dont dispose une grande partie de la population mondiale. De nombreuses études ont inventorié l’utilisation faite des substances médicinales naturelles tirées de la forêt (Heinz et Maguire, 1974). Si l’efficacité de différents traitements traditionnels par les plantes reste sujette à une vive controverse, quelques observations sont importantes. Premièrement, certaines plantes contiennent des concentrations élevées de substances chimiques particulières qui sont à la base des équivalents pharmaceutiques modernes. Deuxièmement, beaucoup de plantes choisies pour leurs propriétés médicinales traditionnelles présentent de fortes concentrations de vitamines et de sels minéraux qui peuvent concourir à lutter contre les maladies résultant de déficiences nutritionnelles.

Comme il a été vu au chapitre 2, les forêts ont, dans une certaine mesure, un effet régulateur sur la qualité de l’eau. En outre, le bois de feu donne l’énergie nécessaire pour la faire bouillir. Or la qualité de l’eau a une influence directe sur l’incidence des maladies, donc sur la capacité des personnes d’absorber et d’assimiler les aliments.

Certains arbres ont des propriétés susceptibles d’améliorer directement la qualité de l’eau. Moringa sp., par exemple, est utilisé par les femmes d’Egypte et du Soudan pour clarifier les eaux troubles. Les graines de cet arbre contiennent en effet des agents coagulants naturels qui, en une ou deux heures, donnent à l’eau la limpidité et la pureté d’une bonne eau de robinet. L’élimination de la turbidité est accompagnée de celle de 98 à 99 pour cent des bactéries-indicateurs. Ainsi l’utilisation des graines de Moringa constitue une technologie bon marché d’assainissement de l’eau, au bénéfice de la santé des communautés rurales (Jahn, 1986).

Les fruits de Balanites aegyptiaca et de Swartzia madagascarensis contiennent des saponines. Ces substances sont mortelles à la fois pour les escargots qui servent d’hôte intermédiaire aux bilharzies, et pour les puces d’eau qui accueillent les filaires. Planter ces espèces le long des canaux d’irrigation, a-t-il été suggéré, contribuerait grandement à prévenir les parasitoses correspondantes (Wickens, 1986).

Les forêts peuvent aussi avoir une incidence négative sur la santé quand elles sont l’habitat de certains vecteurs de maladies endémiques. Le plus notoire est la mouche tsé-tsé, qui transmet à l’homme et aux bovins la trypanosomiase. Dans certains pays, les efforts d’éradication ont conduit à détruire les boisements naturels sur de vastes superficies, et à pulvériser massivement des produits chimiques. Cependant, les effets sont parfois contestés, car en ouvrant de nouveaux territoires à l’homme et à son bétail, on a exposé des terres fragiles, jusque là protégées, à une dégradation rapide.

4.5 La forêt, source d’emploi et de revenu


4.5.1 Activités de collecte
4.5.2 Les entreprises de transformation
4.5.3 L’emploi dans les activités basées sur la forêt
4.5.4 L’importance des entreprises basées sur la forêt pour les femmes
4.5.5 Le rôle du revenu dérivé de la forêt dans la sécurité alimentaire des ménages
4.5.6 Les contraintes au développement plus poussé des entreprises basées sur les produits de la forêt

L’emploi et le revenu de millions de ruraux sont liés à la forêt. Pour beaucoup d’entre eux, l’argent tiré de la collecte, de la vente ou de la transformation des produits forestiers représente un apport considérable au revenu du ménage, et permet d’acheter des vivres et d’investir dans la production vivrière future (par exemple en achetant des semences ou des outils).

Ces produits varient d’une région à l’autre en fonction des marchés, des traditions locales, des autres possibilités d’emploi, et du type de ressources forestières disponibles dans le terroir. Mais ces activités ont toutefois un certain nombre de caractéristiques importantes en commun:

· elles sont de petite envergure et souvent de caractère familial;
· elles sont accessibles aux secteurs les plus pauvres de la société;
· elles sont à forte intensité de main-d’œuvre;
· elles exigent peu d’apports en capital;
· elles procurent des bénéfices directs à l’économie locale.
De même que les produits alimentaires forestiers contribuent à la nutrition de la famille, les activités dérivant de la forêt fournissent en général un complément de revenu familial. Ces activités suivent par ailleurs les cycles saisonniers agricoles et ont tendance à se concentrer dans les périodes de l’année où la main-d’œuvre et les autres moyens matériels sont disponibles. Elles peuvent aussi prendre une place particulièrement importante dans les périodes difficiles où l’argent liquide manque, parce que la récolte a été mauvaise ou en cas de crise.

On distingue deux grandes catégories d’activités génératrices de revenu: celles qui sont basées sur la collecte de produits forestiers, et celles qui sont axées sur leur transformation.

4.5.1 Activités de collecte

Le ramassage de produits de la forêt en vue de la vente est une activité économique importante pour de très nombreux ruraux. Une multitude de produits sont de fait collectés en vue du marché local, des marchés urbains, et dans certains cas des marchés d’exportation. Vu que cette activité se trouve en marge de l’économie officielle, sa nature et son ampleur sont rarement prises en compte dans les statistiques nationales. La plupart des informations dont on dispose viennent de récits anecdotiques et de monographies localisées.

De nombreuses études ont été consacrées à la cueillette et au commerce des produits de la forêt par ses habitants (Weinstock 1983, Connelly 1985, IDRC 1980). Cependant, beaucoup d’agriculteurs exercent eux aussi des activités de ce type, pendant le creux de la saison agricole. Les activités de collecte sont particulièrement importantes pour les ménages les plus pauvres des zones rurales (Siebert et Belsky, 1985).

Le ramassage du rotin a fait l’objet d’études dans un certain nombre de pays. Tiré d’un palmier grimpant (Calamus sp.), le rotin est une source de revenu pour de nombreuses personnes en Asie du Sud, tant parmi les habitants des forêts que parmi les agriculteurs sédentaires (IDRC, 1980). On a constaté qu’aux Philippines la collecte du rotin fournit à de nombreuses familles un complément de revenu indispensable, car peu d’entre elles pourraient survivre de leur seul revenu agricole, surtout les années de sécheresse (Siebert et Belsky, 1985).

Dans le nord-est du Brésil, la cueillette, la transformation et la vente des noix du palmier babassou (Orbignya phalerata) sont d’importantes sources de revenu pour des millions d’agriculteurs de subsistance. La majorité des paysans sont des exploitants sans terres et la cueillette des noix est l’un des rares moyens pour eux de compléter leur revenu. Bien que la plupart des peuplements de babassou soient sauvages, la vente des noix est tout de même contrôlée par les riches propriétaires. La collecte et la vente des noix se font à la période de relâche dans le calendrier agricole, qui est celle où les paysans ont le plus besoin d’argent. Outre qu’il sert à acheter des vivres, cet argent permet de se procurer les intrants nécessaires (semences par exemple) pour la campagne suivante. Le palmier fournit aussi une multitude d’autres produits, notamment du chaume pour couvrir les habitations, des fibres de vannerie, du charbon de bois et des produits comestibles (May et al., 1985b).

Le commerce du bois de feu est une source de plus en plus importante de revenu pour de nombreux ruraux, et surtout pour les femmes. On estime par exemple que non moins de deux à trois millions de personnes en Inde tirent leurs moyens d’existence du commerce du bois de feu, gagnant en moyenne 5,50 roupies par jour et par charge de 20 kg portée sur la tête (Agarwal et Deshingkar, 1983). La plupart des enquêtes sur le bois de feu ont été longtemps axées sur la consommation et les disponibilités physiques de biomasse. On ne s’intéresse que depuis peu au revenu que les ménages ruraux tirent du commerce de ce bois.

Le bambou, objet d’artisanat villageois en Inde

Une étude à ce propos a été faite en Sierra Leone (Kamara, 1986). On a constaté que le marché rural du bois de feu était concentré dans les villages proches des routes conduisant à la ville. Les vendeurs de bois de feu, en majorité des femmes et parmi les plus âgées de l’unité familiale, consacrent une partie de leur temps à compléter ainsi le revenu du ménage. L’argent ainsi gagné joue un rôle important dans le cycle de l’économie agricole, constituant notamment le premier revenu des terres déboisées pour y cultiver le riz. Par la suite, la vente de bois de feu est concentrée pendant la morte-saison, produisant de l’argent frais au moment où les réserves vivrières sont au plus bas. Dans une région proche d’un marché urbain prospère, la collecte du bois de feu est presque aussi profitable que la riziculture de plateau. Ce cas n’est cependant pas généralisable: en Sierra Leone, comme ailleurs, le commerce du bois de feu est d’une rentabilité très faible.

4.5.2 Les entreprises de transformation

Un très grand nombre de produits de la forêt et des arbres donne lieu à des activités simples de transformation, à l’échelon des ménages ou des petites entreprises rurales. Une étude récente, portant sur six pays, a fait le point sur la nature et l’ampleur des petites entreprises liées à la forêt, et sur leur pan dans l’emploi et les revenus ruraux (FAO, 1987). On a constaté que le type le plus courant d’activité est la fabrication de mobilier, d’instruments agricoles, de pièces de véhicules, de paniers, de nattes et autres produits à base de canne, de roseaux et de lianes. Ces produits sont avant tout destinés au marché local. Divers objets artisanaux ont toutefois des débouchés à la ville, voire sur les marchés d’exportation.

La plupart des entreprises sont très petites; plus de la moitié de celles qui ont été recensées étaient le fait d’un artisan travaillant seul, et la plupart n’employaient qu’une main-d’œuvre familiale. Leur taille moyenne, ainsi que quelques-unes de leurs principales caractéristiques, sont résumées au tableau 4.1.

Comme les activités de cueillette en forêt, les entreprises de transformation fonctionnent à temps partiel, ou de façon saisonnière. Elles dépendent, elles aussi, de la disponibilité périodique de la main-d’œuvre agricole, de la disponibilité des produits forestiers et du caractère cyclique du revenu agricole, vu que le marché local des produits forestiers transformés est fonction du pouvoir d’achat des ruraux.

Comme c’est le cas pour les autres petites activités artisanales, celles qui sont basées sur la forêt doivent, pour réussir, pouvoir s’adapter aux conditions du marché. Elles peuvent poursuivre des stratégies diverses. L’une consiste à se concentrer sur les créneaux commerciaux dans lesquels les produits industriels ne sont pas concurrentiels, comme les éléments de mobilier de base très bon marché, se vendant à un prix inférieur à celui des produits industriels, ou comme les pièces de haute qualité sculptées à la main. Une autre possibilité est de s’axer sur les produits pour lesquels la production mécanisée de masse ne dispose pas d’un avantage comparatif, par exemple les produits artisanaux. Une autre solution encore consiste à se spécialiser dans un produit ou une méthode spécifique qui permette de tirer avantage d’une production en série.

La petite industrie du meuble en Egypte est un bon exemple de spécialisation. Même la fabrication d’articles comme les chaises est répartie entre différentes unités se spécialisant soit dans la fabrication de certains éléments (pieds ou assises), soit dans une étape particulière du processus de fabrication - transformation primaire, assemblage ou finition (Mead, 1982).

Dans le nord de la Thaïlande, de petits entrepreneurs villageois ont profité de l’amélioration du réseau routier dans leur région pour acheminer par camions les meubles qu’ils produisent jusqu’aux villes et aux marchés animés bordant les routes, où les produits sont assemblés et finis avant d’être vendus. Cela leur a permis de concurrencer les gros fabricants de la ville et de développer leurs débouchés (Boomgard, 1983).

4.5.3 L’emploi dans les activités basées sur la forêt

L’une des plus grandes contributions apportées aux économies locales par les entreprises basées sur la forêt est l’emploi qu’elles offrent à de très nombreux ruraux. Si en chiffres absolus le nombre des personnes qui y travaillent ne semble pas très élevé en regard de la population rurale totale, celles-ci représentent une forte proportion des personnes actives hors du secteur agricole. Ces activités procurent souvent un emploi saisonnier dans des périodes où les autres possibilités de travail rémunéré sont rares, surtout pour les ruraux les plus pauvres.

Tableau 4.1 Caractéristiques des petites entreprises basées sur la forêt

Caractéristiques

Jamaïque

Honduras

Zambie

Egypte

Sierra Leone

Bangladesh

Part dans le total des PEBF(en % du total)

Entreprises d’une personne

58

59

69

69

-

36

Production à domicile, pas en atelier

52

72

81

76

-

-

Implantation rurale:







- entreprises

88

100

96

80

99

97

- emploi

79

100

95

65

96

-

Part des femmes:







- propriété

32

10

12

65

-

(3)

- main-d’œuvre

30

6

12

31

-

21

% de main-d’œuvre familiale







dans:







-m.o. totale

82

51

86

89

(41)

73

- heures de travail

68

57

-

89

34

-

Valeurs moyennes:







Nombre de travailleurs par entreprise

2,2

2,2

1,7¹

1,9

1,8

3,8

Investissement total (dollars E.-U.)

3030

10555

-

-

431

255

Heures de travail par an et par travailleur

990

1 247

1 205

1 712

2004

836

Valeur de la production







annuelle par entreprise (dollars E.-U.)

4979

2536

-

1 501

1 384

2362

¹Le nombre d’heures de travail annuel par travailleur a été estimé, dans le cas de la Zambie, sur la base d’une seule visite

Source: Fisseha, 1987


Plusieurs études ont tenté d’évaluer l’importance économique des entreprises de collecte et de transformation basées sur la forêt en Inde. Dans bien des zones rurales, le revenu dérivé de ces sources est un élément-clé de l’économie rurale. Dans l’Etat de Manipur (au nord-est de l’Inde) par exemple, on estime que 87 pour cent de la population compte sur le revenu tiré des produits forestiers. Quelque 234 000 femmes de la région ont des activités de collecte de produits de la forêt.

Ailleurs en Inde, le ramassage de feuilles de Tendou (Diospyros melanoxylon) est une activité importante pendant la saison sèche, surtout pour les groupes tribaux. Non moins de 7,5 millions de personnes sont estimées y participer. Dans les zones proches de la forêt, ces feuilles servent à gainer les cigarettes («bidies»), dont la fabrication représente elle-même une industrie artisanale de taille, produisant pour plus de 100 millions de dollars par an et employant 3 autres millions de personnes. Dans l’ensemble de l’Inde, on estime que plus de 30 millions de personnes participent à divers types d’activités génératrices de revenu basées sur la forêt (Cecelski, 1984). En Asie du Sud-Est, au moins un demi-million de personnes participent à la collecte, à la transformation et à la manufacture artisanale du rotin. Les échanges de rotin non transformé représentent à eux-seuls, selon les estimations, 50 millions de dollars par an (IDRC, 1980).

4.5.4 L’importance des entreprises basées sur la forêt pour les femmes

Dans certains pays, les femmes figurent en bonne place parmi les propriétaires, et parmi les employés, des entreprises basées sur la forêt. A la Jamaïque par exemple, 32 pour cent de ces entreprises sont la propriété de femmes, et la main-d’œuvre féminine compte pour 30 pour cent du total. Il semble toutefois qu’il y a lieu de bien distinguer les entreprises selon qu’elles sont de type féminin ou masculin. En Zambie, les femmes sont à la tête d’un grand nombre d’activités de fabrication de balais, de transformation du bambou et de confection de ficelle et de corde; mais elles sont peu représentées dans le secteur de la menuiserie et de l’ébénisterie (FAO, 1987).

Le commerce du bois de feu est souvent dominé par les femmes. Dans les villes du Sierra Leone, 80 pour cent des marchands de bois de feu sont des femmes (Kamara, 1986). Une enquête sur les femmes qui collectent le bois de feu dans le Gujarat, en Inde, a fait apparaître que 70 pour cent d’entre elles consacraient plus de 25 jours par an à ramasser du bois de feu pour le vendre (très peu d’entre elles en ramassaient pendant la mousson). La majeure partie du revenu de cette activité servait à acheter des vivres (Buch et Bhatt, 1980).

Dans certaines régions, les hommes participent davantage aux activités liées au bois de feu à mesure que les distances à couvrir augmentent, car peu de femmes rurales ont accès aux ânes, aux camions et autres moyens de transport nécessaires pour transporter le bois sur de grandes distances. Ce glissement des rôles, en ce qui concerne le bois de feu, pourrait libérer les femmes d’une de leurs tâches les plus fastidieuses, mais ce faisant les priver d’une source importante de revenu.

Les femmes jouent un rôle important dans la collecte et la transformation du fruit du babassou au Brésil. Hommes et femmes recueillent les fruits sauvages, mais ce sont les femmes qui les transforment et extraient l’huile de la coque (May et al, 1985a). De façon analogue, en Sierra Leone, il appartient aux femmes de traiter les fruits du palmier à huile qu’hommes et femmes cueillent à l’état sauvage. Une grande partie du revenu de la vente de l’huile de palme revient aux hommes; mais les femmes mettent de côté des fruits pour les vendre à leur propre compte.

Les fruits d’un jeune palmier à huile

Parce que les femmes ont en général moins accès que les hommes à la terre et aux activités génératrices de revenu, l’argent qu’elles tirent de la vente des produits forestiers est souvent particulièrement important pour elles. Le fait que la cueillette de ces produits puisse fréquemment se combiner avec le ramassage de bois de feu, les corvées d’eau et autres activités de routine est certainement un avantage. Il est également commode que la transformation des produits puisse se faire à la maison, ce qui permet de combiner activités rémunératrices et autres tâches ménagères.

Sous l’angle de la nutrition de la famille, le revenu ainsi obtenu par les femmes joue souvent un rôle fort important. Certaines études de la structure des dépenses des hommes et des femmes ont permis de constater que les femmes ont tendance à consacrer davantage d’argent aux approvisionnements vivriers. L’état nutritionnel de la famille dépend donc plus étroitement du revenu des femmes que de celui des hommes.

Séchage du poisson sur des fours traditionnels, en Côte d’Ivoire

Le temps est parfois ce qui manque le plus aux femmes pour tirer un revenu des activités liées à la forêt. Les pénuries de bois de feu représentent aussi un problème supplémentaire pour bien des femmes qui fument le poisson, brassent la bière et opèrent d’autres activités de transformation consommatrices de combustible. Du point de vue de la sécurité alimentaire, l’un des effets les plus graves de la pénurie de bois de feu est qu’elle surcharge encore plus l’emploi du temps des femmes, et limite donc leurs possibilités de s’adonner à des activités plus lucratives (Ardayfio, 1985).

4.5.5 Le rôle du revenu dérivé de la forêt dans la sécurité alimentaire des ménages

Le revenu provenant des activités basées sur la forêt contribue de diverses façons à la sécurité alimentaire. La plus évidente est qu’il permet de disposer de l’argent nécessaire pour acheter des vivres, surtout en période difficile. En outre, il peut être investi en capital agricole: bétail, outillage ou terre. C’est en ce sens que les ressources forestières offrent aux ménages les plus pauvres les moyens d’investir eux-mêmes dans leur propre avenir, en leur permettant de briser le cercle vicieux de la pauvreté.

L’un des avantages des petites entreprises basées sur les produits forestiers est que leurs bénéfices vont directement au ménage. Dans beaucoup de familles, un pourcentage significatif du revenu provient d’activités liées à la forêt. Dans lé nord-est du Brésil, en moyenne, 25 pour cent du revenu des ménages (revenus en nature compris) provient de la cueillette et de la transformation du fruit du babassou, à la saison sèche (May et al., 1985b).

Dans certaines régions, la collecte et la transformation de produits forestiers ont pris la première place parmi les activités génératrices de revenu. En Sierra Leone, une enquête a révélé que 18,6 pour cent des agriculteurs interrogés considéraient que les activités non agricoles - y compris les entreprises de transformation, de collecte de bois de feu, de chasse, de pêche, de fabrication de vin de palme et de produits artisanaux - étaient plus importantes que le travail purement agricole (Engel et al., 1985).

La chasse commerciale pour la viande est une activité particulièrement lucrative dans certains pays. Au Pérou, un chasseur de lièvre adroit peut, dit-on, gagner 1 350 dollars par mois, quand le salaire mensuel de l’ouvrier agricole est de 100 dollars. Au Ghana, l’aulacode se vend à la pièce plus de deux fois le salaire minimum journalier dans les zones agricoles, et entre sept et trente fois plus à Accra. Le paysan-chasseur peut donc gagner plus en chassant que par sa production agricole (Asibey, 1987). On trouvera à la figure 4.1 un récapitulatif des tendances des prix de la viande de gibier au Ghana, en regard de ceux du boeuf et du mouton.

Le revenu que procurent la collecte et la transformation des produits forestiers est particulièrement important pour les ruraux pauvres. Dans beaucoup de sociétés, les habitants du terroir ont, par tradition, libre accès à la forêt et à ses produits. Les groupes les plus pauvres des communautés locales peuvent donc exploiter la forêt pour en tirer des vivres, du combustible et d’autres produits commercialisables, et ont tendance à compter sur cette possibilité pour se procurer une part plus importante de revenu et répondre à davantage de besoins élémentaires que les groupes appartenant à une classe de revenus plus élevés. De manière analogue, en raison du peu d’investissement qu’elles exigent, les petites entreprises basées sur la forêt sont plus accessibles aux pauvres que n’importe quelle autre activité génératrice de revenu.

Les palmiers donnent de multiples produits

Tableau 4.2 Prix payés pour la viande par les consommateurs urbains, au Ghana


Boeuf

Mouton

Gibier

Kumasi

Accra

Kumasi

Accra

Kumasi

Accra

1980

22,09

40,88

23,09

S.O.

78,1 5

83,95

1981

52,51

47,84

52,83

S.O.

81,90

1 44,00

1982

85,51

83,64

88,57

87,56

48,56

1 80,48

1983

1 65,00

1 35,75

1 50,91

1 50,33

1 25,73

3 73,48

1984

234,1 7

239,00

234,1 7

252,67

223,71

453,08

1985

283,9 4

2 76,53

3 05,00

453,1 5

299,98

51 0,61

1986

2 70,41

271,87

260,04

255,96

3 49,45

684,64

Source: Asibey, 1987





Aux Philippines, la nécessité de collecter le rotin est liée au niveau de revenu. Alors que les familles les plus pauvres comptent sur la récolte de rotin et d’autres activités liées à la forêt pour s’assurer un revenu de base, les agriculteurs plus prospères n’y ont recours que pour compléter leur revenu en cas de crise, soit que la récolte ait été mauvaise, soit qu’un besoin particulier se fasse sentir (Siebert et Belsky, 1985). On observe la même tendance quand on compare les situations en Corée, à Taiwan, en Thaïlande, en Sierra Leone et au Nigéria. Dans tous les cas, ce sont les ménages les plus pauvres et ayant le moins de terre qui dépendent le plus étroitement des activités génératrices de revenu non agricoles (Kilby et Liedholm, 1986).

Quand bien même les activités basées sur la forêt offrent de nombreuses possibilités aux ruraux pauvres, certaines études tendent à établir que le revenu que ceux-ci en tirent varie notablement d’une activité à l’autre. En Tanzanie, on a constaté que la rémunération de la main-d’œuvre varie entre un niveau bien inférieur au salaire minimum rural pour le tissage de nattes et plusieurs fois ce taux dans le cas de la menuiserie (Havnevick, 1980). Dans ce cas, c’est l’accès au marché qui détermine au premier chef la rentabilité des différentes activités.

Les conséquences du point de vue de la sécurité alimentaire ne sont pas claires: comme les femmes sont les plus nombreuses dans la production d’objets d’artisanat, on pourrait en conclure que la nutrition du ménage risque de souffrir, le revenu des femmes étant directement lié au bien-être nutritionnel. D’autre part, une activité productrice visant à satisfaire les besoins du ménage permet à celui-ci de consacrer les disponibilités en espèces à l’achat de vivres.

La rémunération du travail, pour de nombreuses activités liées à la forêt, est souvent marginale. En outre, les marchés sont parfois vulnérables à la concurrence de produits de substitution nouvellement introduits. Donc bien que les activités basées sur la forêt soient une source de revenu pour un très grand nombre de ruraux, les activités dans lesquelles les pauvres et les femmes prédominent sont très souvent les moins bien rémunérées. Elles ne sont par conséquent pas durables en ce sens qu’elles seront abandonnées si d’autres possibilités se présentent ou si des produits de substitution provoquent un effondrement du marché.

On manque encore de données pour mesurer avec certitude l’incidence des revenus marginaux des activités liées à la forêt sur la sécurité alimentaire. Il est cependant évident que certaines sont plus sûres et plus rémunératrices que d’autres.

4.5.6 Les contraintes au développement plus poussé des entreprises basées sur les produits de la forêt

Les petites entreprises de transformation ou de collecte basées sur les produits de la forêt doivent faire face à toutes sortes de problèmes. Etant de petite taille, elles sont souvent très sensibles aux fluctuations du marché et aux pénuries de matières premières. Les difficultés que rencontrent ces entreprises peuvent se résumer comme suit:

· insécurité des marchés en raison du faible niveau du revenu rural, du caractère saisonnier de la production, du manque d’accès aux marchés urbains, et de la concurrence extérieure;

· pénuries de matières premières, souvent aggravées par le gaspillage en cours de transformation, une réglementation restrictive, des systèmes d’approvisionnement insuffisants et le manque de fonds de roulement;

· manque d’accès aux technologies appropriées, sous forme d’outils et de matériel adaptés permettant d’accroître la productivité;

· manque de financement, notamment de fonds de roulement;

· faiblesses de gestion qui aggravent tous les autres problèmes;

· mauvaise organisation des entreprises qui ne peuvent donc utiliser efficacement les services de soutien disponibles.

Les forces du marché jouent un rôle fondamental dans le succès des petites entreprises. Celles-ci peuvent souffrir de la concurrence qui s’exerce au sein même de leur secteur, et de celle que leur livrent les entreprises de plus grande envergure. De nombreuses petites activités de transformation n’exigent qu’un faible niveau de capital et de compétences et de ce fait, il se crée souvent beaucoup plus d’unités de production que ne peut en supporter le marché local. La vive concurrence qui en résulte se traduit par un taux élevé d’échecs commerciaux, et empêche de dégager des profits suffisants pour réinvestir dans l’expansion et l’amélioration de l’affaire.

L’instabilité des marchés ruraux menace elle aussi les petites entreprises. Etant basés sur l’agriculture, les revenus manifestent un pic de courte durée pendant lequel la demande dépasse facilement la capacité de réponse. Ce décalage entre l’offre et la demande est la brèche par laquelle les fournisseurs plus aguerris s’infiltrent sur le marché local. Or c’est le manque de trésorerie qui empêche les petites entreprises de stocker matières premières et produits finis en prévision de ventes futures, ce qui effacerait une bonne partie des fluctuations saisonnières du marché.

L’amélioration de l’infrastructure rurale, qui ouvre les marchés locaux aux produits de l’extérieur, et l’évolution de la demande sur ces mêmes marchés sous l’effet de la hausse du revenu, soumettent les petites entreprises aux pressions de la concurrence. C’est ainsi que l’ameublement industriel remplace de plus en plus les éléments de mobilier réalisés par les artisans locaux, ou que les sacs et les nattes en fibres synthétiques prennent la place des produits analogues fabriqués à la main à partir de matières premières naturelles.

Les pénuries de matière première constituent la menace la plus grave pour les entreprises tant de transformation que de collecte. Ce problème a souvent pour origine l’abattage non sélectif que pratiquent les exploitants forestiers, qui ne préservent donc pas les essences ou les variétés présentant des caractéristiques parfois uniques. Parfois aussi le problème tient à ce qu’un type ou une qualité de bois, de canne, ou de quelque autre matière première s’épuise. Ce tarissement des ressources locales est parfois imputable à une extraction sélective systématique de la part des grandes entreprises, mais parfois aussi au manque de discipline des petites entreprises de collecte elles-mêmes. Presque toujours, ce sont les pauvres qui sont les plus gravement touchés, car ce sont eux dont le revenu dépend le plus étroitement des recettes des produits forestiers; de plus, leur pouvoir de négociation est très limité.

Dans certaines régions, à mesure que les marchés se sont développés, la commercialisation des produits forestiers s’est traduite par une surexploitation des ressources forestières. Par exemple, à mesure que la récolte du rotin se faisait plus rentable, la plante est devenue plus rare; là où autrefois elle était abondante, il faut aujourd’hui faire de plus en plus de chemin pour obtenir de moins en moins de matière première. De même, dans certaines zones d’Afrique de l’Ouest, les ressources en gibier se sont très fortement raréfiées sous l’effet de l’accroissement de la demande de viande de brousse sur les marchés urbains.

4.6 Les arbres sur l’exploitation agricole: contribution à la sécurité alimentaire


4.6.1 Le jardin domestique: gestion intensive des arbres
4.6.2 Les arbres, cultures de rente: le cas des boisements sur l’exploitation
4.6.3 Aménagement de jachères forestières
4.6.4 Ce qui incite les agriculteurs à planter des arbres
4.6.5 Arboriculture de rente et sécurité alimentaire des ménages
4.6.6 Les arbres comme assurance

Tout comme la forêt, les arbres sur l’exploitation contribuent à sécurité alimentaire: ils fournissent des aliments, du bois pour cuire ou transformer les denrées, du fourrage et des produits commercialisables, et assurent aux productions agricoles certains des services «environnemen-taux» examinés au chapitre 2. Par contre, l’arboriculture absorbe une part des ressources du ménage agricole, et entraine des coûts divers.

Dans le chapitre consacré à la foresterie et à la production alimentaire, le débat a été centré sur les liens physiques entre les arbres et la production alimentaire, et l’on a vu comment les arbres sont ou peuvent être intégrés dans les systèmes agricoles pour accroître la production vivrière. Dans cette section, on étudiera dans quelles conditions socio-économiques l’arboriculture est profitable à la sécurité alimentaire des ménages, en mettant en relief les liens entre les arbres et l’économie agricole, les facteurs qui interviennent dans les décisions des agriculteurs relatives à l’arboriculture, et l’incidence de l’arboriculture de rente sur la sécurité alimentaire des ménages.

Nombreux sont les facteurs qui déterminent la nécessité et la possibilité de cultiver des arbres. Par tradition, les agriculteurs protègent, plantent et entretiennent des arbres sur leurs terres afin de perpétuer les approvisionnements en produits que l’on ne peut plus obtenir de la forêt naturelle. En outre, les arbres peuvent être conservés pour entretenir la productivité des sols, ou être plantés sur les terrains impropres aux cultures vivrières.

Les avantages ou les inconvénients de l’arboriculture sont aussi déterminés par des facteurs économiques, comme la disponibilité de terres, de main-d’œuvre et de capital, les besoins de subsistance et les débouchés commerciaux. Les facteurs culturels interviennent aussi: pa rexemple le système foncier, les attitudes vis-à-vis de la gestion communautaire des boisements, et l’affirmation d’une certaine condition sociale.

On examinera donc ci-après les systèmes agricoles dans lesquels les arbres occupent une place prépondérante, afin d’identifier aussi bien les contributions des arbres à la sécurité alimentaire des ménages que les considérations économiques qui portent les agriculteurs à les adopter.

4.6.1 Le jardin domestique: gestion intensive des arbres

Parmi les pratiques d’arboriculture traditionnelles, le jardin domestique est probablement l’un des systèmes qui ont été étudiés dans le plus grand détail (voir section 3.2.1). A Java, le jardin domestique est une caractéristique majeure des systèmes agricoles traditionnels, surtout dans les régions à forte densité de population où les terres disponibles pour les cultures sont de plus en plus rares. Sous l’effet de la pression démographique, la proportion de terres aménagées en jardins a augmenté, et atteint dans certains cas 75 pour cent de la superficie cultivée (Stoler, 1978). L’accès aux terres rizicoles a diminué dans le même temps, et aujourd’hui, une grande proportion des agriculteurs n’ont plus de rizière, ou alors sa superficie est insuffisante pour produire les quantités dont ils ont besoin.

Il en résulte que les jardins domestiques sont cultivés plus intensivement, et que davantage de cultures annuelles y sont introduites pour produire plus de vivres et assurer un revenu supérieur.

Les apports de main-d’œuvre augmentent et sont en moyenne trois fois plus élevés dans les petits jardins que dans les plus grands (Soemarwoto et Soemarwoto, 1984).

Source: Manuel FISE du jardin domestique

Une autre manière d’intensifier l’utilisation des jardins domestiques est d’accroître la valeur ajoutée aux produits. Par exemple, certains des agriculteurs les plus pauvres ne se contentent plus de vendre le fruit de leurs cocotiers: ils vendent du sucre de coco, résultat d’une transformation qui demande beaucoup de main-d’œuvre, et qui, si elle rémunère très faiblement le temps consacré, accroît la rentabilité des terres plantées de cocotiers (Penny et Singarimbun, 1973).

A mesure que la taille des terrains continue de se réduire, on recherche de plus en plus les revenus non agricoles. Ace stade, les arbres et autres plantes pérennes ne demandant qu’ une main-d’œuvre réduite finissent par devenir les principaux éléments du jardin, que les agriculteurs peuvent entretenir tout en s’efforçant de travailler dans d’autres secteurs d’activité (Stoler, 1978).

Des tendances similaires ont aussi été observées ailleurs. Dans le sud-est du Nigéria par exemple, les exploitations classiques se composent d’une mosaïque de jachères, de champs proches et de champs éloignés, et de la concession cultivée en permanence, autour de l’habitation, ou jardin de case. Ces jardins sont plantés de diverses essences, notamment palmiers à huile, raphias, cocotiers, bananiers et bananiers-plantains associés au manioc, à l’igname et autres plantes cultivées.

A mesure qu’augmente la pression sur les terres, la part de la superficie jardinée augmente, tout comme la densité des cultures arborées et des plantes annuelles dans les concessions. En valeur monétaire, le rendement à l’hectare des jardins de case est cinq à dix fois supérieur à celui des champs. Sous l’effet de l’accroissement de la densité de population, on a observé que les jardins arrivaient à compter pour 59 pour cent dans la production végétale totale et fournissaient une part croissante du revenu agricole total. Le bétail devient lui aussi un élément de plus en plus important du système en fournissant des aliments, des revenus et du fumier. Si la densité de population augmente au-delà d’un certain seuil, les rendements et la rémunération de la main-d’œuvre tendent à baisser, jusqu’au point où les agriculteurs finissent par chercher des sources non agricoles de revenu (Lagemann, 1977).

Le schéma global qui ressort de ceci est que, comme à Java, les agriculteurs réagissent à la disponibilité moindre de terres en donnant une place de plus en plus grande aux systèmes agroforestiers, initialement parce que ceux-ci permettent une utilisation plus efficace des terres et rémunèrent mieux la main-d’œuvre que d’autres modes culturaux. Si les pressions sur les terres augmentent encore, jusqu’au point où il faut chercher des revenus extra-agricoles, la stratégie change: les systèmes agroforestiers demeurent, mais sous une forme modifiée qui permet de faire certaines économies sur la conduite des cultures et la main-d’œuvre.

4.6.2 Les arbres, cultures de rente: le cas des boisements sur l’exploitation

Dans plusieurs pays, certains agriculteurs, motivés par la perspective d’un revenu meilleur qu’avec d’autres modes d’utilisation de la terre, ont entrepris de planter des arbres comme production de rente sur des terres qu’ils consacraient auparavant aux cultures. Cultiver des arbres comme production de rente est particulièrement important pour les paysans pauvres. Souvent leurs ressources sont trop limitées pour satisfaire leurs besoins vivriers élémentaires grâce à la production agricole, et ils se trouvent contraints de trouver un emploi hors de leur exploitation. Quand il leur reste aussi peu de temps pour assurer la production alimentaire, l’arboriculture, peu exigeante en main-d’œuvre, est parfois le meilleur moyen de garder une terre en usage. En outre, les arbres représentent une forme d’assurance: ils peuvent être abattus et vendus en cas de besoin urgent de liquidités. Or pour les paysans les plus pauvres, la réduction des risques est souvent une considération importante.

Dans certaines régions du Kenya, la plantation d’arbres comme cultures de rente s’est récemment développée (Banque mondiale, 1986). Les principales essences que l’on plante sont l’eucalyptus, que l’on utilise sous forme de perches, et l’acacia noir, qui est commercialisé sous forme de perches, de charbon de bois, de bois de feu et de branches utilisées pour construire en pisé. Le marché de ces produits - qui va jusqu’au bois à pâte et au bois à sciages dans certaines localités - connaît une croissance rapide, la production des exploitations individuelles comptant pour une bonne part dans les disponibilités.

Dans ces régions, l’arboriculture a tendance à être le fait d’agriculteurs pauvres dont l’exploitation ne produit pas assez pour satisfaire les besoins vivriers de base. Pour certains, les arbres sont devenus la principale source de revenu agricole. Dans certaines parties du district de Kakamega, où la taille moyenne des exploitations ne dépasse pas 0,6 hectare, jusqu’à 25 pour cent de la superficie est plantée en bois d’eucalyptus (van Gelder et Kerkhof, 1984).

Ce qui est surprenant à première vue, c’est que le revenu brut à l’hectare de l’arboriculture est considérablement inférieur à celui des productions végétales classiques. Mais d’autres facteurs interviennent. Les autres cultures entraînent souvent des investissements notables, se situant à des niveaux que beaucoup de paysans ne peuvent envisager; les arbres, à l’inverse, nécessitent peu d’apports et exigent ensuite moins de main-d’œuvre. Ce fait est d’autant plus important que la migration des hommes à la recherche d’un emploi non agricole détermine très souvent une pénurie de main-d’œuvre familiale. Dans les zones où les produits des arbres trouvent un marché porteur, la rémunération de la main-d’œuvre pour la production de perches est estimée être supérieure de 50 pour cent à celle que donne la culture du maïs (Banque mondiale, 1986). On voit donc bien que l’arboriculture représente une utilisation rationnelle des ressources pour les agriculteurs pauvres qui doivent réserver une part importante de leur temps à l’emploi non agricole. Les arbres sont aussi cultivés avec succès comme production commerciale par les paysans des zones d’altitude en Haïti. Dans leur cas, il existait déjà un marché bien établi du bois de feu et des perches, et une forte tradition d’agriculture commerciale. La plupart des exploitants sont propriétaires de la terre qu’ils cultivent. On espérait que l’intégration d’arbres dans les systèmes de production agricoles contribuerait à maîtriser les graves problèmes d’érosion qui se posaient.

Depuis 1982, environ 110 000 agriculteurs ont planté plus de 25 millions de jeunes plants. Les choix des plantations varient considérablement d’un agriculteur à l’autre, mais la tendance est de substituer de plus en plus les essences polyvalentes à celles qui ne donnent que du bois de feu et des perches, et à intercaler arbres et cultures (maïs, sorgho et haricots).

Les enquêtes menées auprès des participants indiquent qu’ils considèrent l’accroissement potentiel des revenus comme le principal avantage des systèmes agricoles mixtes alliant arbres et cultures. Ils ont aussi d’autres motivations. Beaucoup ont l’intention d’utiliser leurs arbres comme une forme d’épargne et sont sensibles au fait de pouvoir disposer de cette réserve au moment de leur choix. Dans une zone sujette à la sécheresse, les arbres risquent moins que les cultures, ce qui réduit la marge d’incertitude. Vu que 81 pour cent des agriculteurs interrogés doivent faire appel à une main-d’œuvre extérieure à l’unité familiale, et que cela est souvent difficile par manque de liquidités, cultiver des arbres permet aussi d’utiliser la terre à moindres frais. Cette pratique pourrait donc permettre aux agriculteurs pauvres d‘accroître la superficie qu‘ils peuvent exploiter (Conway, 1987).

C’est probablement en Inde que l’on trouve l’exemple le mieux connu d’arboriculture commerciale; nombre d’agriculteurs ont en effet opté pour la plantation et l’exploitation des arbres en remplacement de productions végétales classiques. On a étudié dans plusieurs Etats les motifs qui ont déterminé la décision des agriculteurs (Skutsch, 1987; Arnold et al, 1988; Tushaar Shah, 1987). Dans tous les cas, l’arboriculture se pratique là où il existe des marchés solides et en expansion pour les perches, le bois à pâte et d’autres produits dérivés du bois. Les principales raisons pour lesquelles les agriculteurs ont choisi de produire des arbres sont les suivantes:

· moindre apport de main-d’œuvre demandé par les arbres, ce qui réduit les coûts salariaux et les problèmes de gestion de la main-d’œuvre;

· coûts d’exploitation annuels minimaux une fois les arbres bien établis;

· moindres besoins en eau une fois les boisements établis, et résistance à la sécheresse meilleure que celle des cultures traditionnelles, d’où risque de mauvaise récolte réduit;

· les arbres permettent de se constituer un capital à faible risque.

Pour ces agriculteurs indiens, dont beaucoup - mais pas tous - sont de gros exploitants, la production commerciale d’arbres présente un certain nombre d’avantages. De leur point de vue, passer à ce type de culture est un moyen d’accroître leur revenu, ce qui renforce indirectement leur sécurité alimentaire. Cependant, les conséquences pour les familles de paysans sans terre du voisinage ne sont probablement pas aussi avantageuses. On s’est inquiété du fait que la l’arboriculture commerciale, en réduisant les besoins de main-d’œuvre, puisse nuire aux plus pauvres, qui n’ont d’autre ressource que d’être embauchés comme travailleurs agricoles. Mais il est difficile de trouver des données fiables sur les effets des arbres sur l’emploi. Les emplois que procurent les activités de transformation du bois compensent probablement la perte de quelques-uns des emplois agricoles. Mais si, en définitive, le niveau net d’emploi diminue, alors le revenu et la sécurité alimentaire des agriculteurs les plus aisés se renforcent aux dépens des groupes les plus démunis.

4.6.3 Aménagement de jachères forestières

Les deux exemples ci-dessus de pratiques arboricoles sur l’exploitation, à savoir en jardin et en boisement, illustrent certains des facteurs économiques qui influent sur les choix de conduite des exploitations. Dans ces systèmes, les arbres font l’objet d’une conduite intensive, dictée par la pression qui s’exerce sur les terres et par les ressources en main-d’œuvre.

L’agriculture itinérante et d’autres systèmes agricoles qui reposent sur une jachère forestière évoluent aussi sous l’effet de la pression croissante qui s’exerce sur les ressources. Dans sa forme traditionnelle, l’agriculture itinérante (culture sur brûlis) représente une utilisation fort efficace des ressources de l’exploitant, dont la principale est la main-d’œuvre familiale. Quand il dispose d’assez de terres pour pouvoir pratiquer une jachère, nul autre système cultural ne lui procurera une meilleure rémunération du travail sans apport de capital. La végétation qui se réinstalle pendant la jachère entretient la productivité du sol, et le défrichage suivi de brûlis dispense de la majeure partie des opérations de travail du sol et de désherbage. Si en enlevant plus régulièrement les mauvaises herbes, on peut prolonger la période de culture, il est plus facile de défricher et de brûler une nouvelle parcelle. De même, les rendements pourraient être accrus par des façons plus intensives, mais au prix d’une productivité moindre par unité de main-d’œuvre. Tant qu’ils peuvent atteindre leurs objectifs de production par les méthodes les moins consommatrices de main-d’œuvre, les agriculteurs en général ne s’en écartent pas (Rambo, 1984; Raintree et Wamer, 1986).

Acacia senegal

A mesure que l’accès à la terre devient plus difficile, les méthodes traditionnelles deviennent de moins en moins viables, et les agriculteurs finissent par essayer d’intensifier leurs pratiques agricoles (Olofson, 1983; Raintree et Warner, 1986). On constate d’ordinaire de petits renforcements des apports de main-d’œuvre, et parfois de capital - sous forme d’engrais ou d’herbicides. Dans certains cas, l’abandon de l’agriculture itinérante se traduit par l’abandon pur et simple de l’utilisation des arbres, mais le nouveau système agricole peut aussi leur réserver une place.

Une pratique largement diffusée à un stade précoce de ce processus consiste à enrichir la jachère en facilitant l’installation, ou en plantant, des essences qui soit accélèrent la règéneration de la fertilité du sol, soit donnent des produits directement consommables ou commerciaux. La culture d’Acacia senegal comme essence de jachère au Soudan est un bon exemple de double emploi: c’est une légumineuse qui produit en outre de la gomme arabique pour la vente, du bois de feu, des fibres et d’autres produits d’usage domestique. D’autres exemples sont fournis par l’exploitation du palmier babassou, qui donne des produits de subsistance et des produits commerciaux dans les systèmes d’agriculture itinérante qui occupent de vastes superficies dans le nord-est du Brésil (May et al., 1985a), et par la plantation de rotin comme culture de rente dans les rotations sur brûlis, à Bornéo (Weinstock, 1983).

A mesure que les pressions sur les terres obligent à passer à des systèmes d’exploitation de plus en plus continus, on observe que diverses formes de cultures associées peuvent être adoptées. En incorporant des essences qui enrichissent le sol dans les parcelles portant des cultures vivrières, on reproduit les fonctions de la jachère. Il existe de nombreux exemples de stratégies de semi-jachère continue, par exemple le maintien d’Acacia albida dans les zones cultivées du Sahel.

L’association Sesbania sesban - maïs dans certaines zones de l’ouest du Kenya est elle aussi intéressante. Quand au bout de trois ans environ, le maïs ne pousse plus par excès d’ombrage, on laisse encore les Sesbania sur pied pendant un ou deux ans comme essence de jachère, puis on les abat pour en faire du bois de feu, et le cycle recommence. Sur dix ans, on estime que la production de maïs à l’hectare n’atteint pas la moitié de celle d’un champ en culture pure, mais l’avantage est qu’il faut moins de la moitié de la main-d’œuvre, et que le rendement en maïs par unité de main-d’œuvre est supérieur - sans compter le bois de feu et la protection du sol qui sont ainsi assurés (Banque mondiale, 1986). Dans cette situation, c’est la main-d’œuvre qui est le facteur limitant de la production agricole - et une fois encore les agriculteurs réagissent aux relations mutuelles entre disponibilité des ressources et objectifs de production.

Ces exemples, fournis par trois systèmes agricoles fort différents, illustrent la complexité du processus de décision de l’agriculteur. La disponibilité de ressources - en particulier en terres, en main-d’œuvre et en capital - a une incidence décisive sur le choix de la stratégie de gestion la plus efficace, et sur le rôle le plus utile que les arbres pourront jouer. Les débouchés commerciaux des produits de l’exploitation, et la possibilité ou non de trouver un emploi hors de l’exploitation ont aussi une influence importante.

4.6.4 Ce qui incite les agriculteurs à planter des arbres

II est clair que les agriculteurs plantent des arbres pour différents motifs. Les arbres de l’exploitation peuvent d’une part largement contribuer à la sécurité alimentaire du ménage: ils donnent en effet des vivres, des intrants agricoles, améliorent la fertilité du sol et sont source de recettes en espèces. Il est essentiel, dans la perspective de programmes de foresterie visant à améliorer la sécurité alimentaire à l’échelon des ménages, de bien comprendre comment et quand les arbres peuvent être utilisés au mieux par les agriculteurs eux-mêmes.

Si l’on compare les pratiques arboricoles dans différentes régions du monde, il est évident que les arbres occupent une place d’autant plus grande que les ressources en main-d’œuvre, en capital et en moyens matériels sont limitées. Dans ces circonstances, les arbres peuvent jouer un ou plusieurs des rôles ci-après, rôles qui se chevauchent en partie:

· les arbres contribuent à entretenir la productivité des terres dans les situations où le capital disponible est limité, et peuvent se substituer, dans une certaine mesure, aux apports d’engrais et d’herbicides achetés, et à l’investissement dans la protection des sols et des cultures;

· quand le capital et la main-d’œuvre sont rares, les arbres, en raison de leur exigences modestes en intrants et en opérations de conduite, peuvent représenter l’utilisation la plus efficace de ces ressources;

· les arbres peuvent aussi constituer la meilleure source de revenu quand la taille de l’exploitation ou la productivité de la terre tombe au-dessous du seuil au-delà duquel les besoins alimentaires de base du ménage ne peuvent plus être satisfaits par la production vivrière propre;

· les arbres peuvent permettre aux agriculteurs d’étaler les risques en diversifiant leur production, en atténuant les crêtes saisonnières des entrées et des sorties d’argent, et en constituant un capital sous forme d’arbres parvenus à maturité, qui pourront être abattus et vendus pour se procurer des liquidités en cas de crise.

4.6.5 Arboriculture de rente et sécurité alimentaire des ménages

En théorie, tout accroissement du revenu des ménages devrait améliorer leur accès aux vivres. En pratique cependant, le passage de l’agriculture de subsistance à la production agricole commerciale se traduit, dans certains cas, par un recul de la sécurité alimentaire des ménages, nuisant tant à la stabilité qu’à la qualité des approvisionnements et au bien-être nutritionnel des enfants. La hausse des prix des produits alimentaires, la réduction des possibilités d’emploi, la vulnérabilité aux fluctuations des prix des produits commerciaux, les variations de la disponibilité et des prix des denrées alimentaires commercialisées, et le contrôle moindre exercé par les femmes sur les ressources du ménage sont quelques-uns des facteurs que l’on a identifiés comme contribuant à cette déstabilisation (Longhurst, 1987).

Potentiellement donc, l’arboriculture n’est pas sans effets négatifs sur la sécurité alimentaire des ménages. Les arbres, en remplaçant les cultures classiques, peuvent supprimer des possibilités d’emploi; les services de promotion forestière s’adressent surtout aux hommes, et souvent les arbres ne donnent qu’un unique produit commercialisable, pour lequel les débouchés commerciaux sont limités; en outre, les arbres ne parviennent pas à maturité avant plusieurs années.

En pratique, plusieurs de ces effets négatifs potentiels sont compensés par d’autres caractéristiques de l’arboriculture. Comme il a déjà été noté, la réaffectation de terres se fait souvent en réponse à de nouvelles circonstances qui rendent impraticables les cultures vivrières (par exemple la raréfaction de la terre ou de la main-d’œuvre). Planter des arbres est alors un moyen pour les agriculteurs de maintenir leur terre en production moyennant un apport minimal de main-d’œuvre.

L’impact de l’arboriculture sur la sécurité alimentaire des ménages dépend aussi du type d’arbres et de leur mode de conduite. Si les terres précédemment exploitées par les femmes pour y pratiquer des cultures vivrières de subsistance sont transformées en plantations d’eucalyptus à commercialiser sous forme de perches, contrôlées par leurs maris, alors les arbres peuvent avoir des effets négatifs sur la sécurité alimentaire de la famille. Par contre, la plupart des essences cultivées à la ferme fournissent des produits comme du fourrage, des comestibles, du bois de feu, du paillis; elles ombragent, protègent le sol et procurent des recettes en espèces.

On court cependant le risque que les programmes forestiers qui encouragent à planter des arbres sur l’exploitation portent certains agriculteurs, pour qui cette solution n’est pas appropriée, à se lancer dans la monoculture d’arbres. Les incitations financières (attrait des gains en espèces) et la concentration sur quelques essences dont les forestiers sont familiers, mais qui sont impropres aux besoins des ménages, pourraient influer négativement sur la sécurité alimentaire familiale. Ces dangers peuvent le cas échéant être aggravés par les pressions exercées pour faire aboutir nombre de programmes massifs et ambitieux de «foresterie paysanne».

4.6.6 Les arbres comme assurance

La vulnérabilité dans les situations de crise et autres difficultés, et l’incapacité d’y faire face sont des aspects importants, quoique souvent négligés, de la pauvreté. Les situations d’urgence comme la maladie d’un membre de la famille, ou la perte de biens par le vol, le feu ou l’inondation sont par définition imprévisibles. Les grosses dépenses périodiques, comme celles que représentent les mariages, sont plus faciles à prévoir. Mais dans un cas comme dans l’autre, les ressources du ménage sont fortement sollicitées, et il faut pouvoir faire front en réalisant ou en hypothéquant du capital, ou bien en empruntant en espèces, souvent à des taux d’intérêt exorbitants. Pour une famille déjà pauvre, de tels événements peuvent se traduire par une paupérisation plus extrême encore, et mettre gravement en péril sa capacité de se procurer des vivres et autres produits de première nécessité. Les arbres peuvent être un bon moyen de se prémunir contre les imprévus. Dans bien des régions du monde, ils constituent une forme d’épargne, qui permet de puiser dans la réserve en cas de besoin. Les arbres sont parfois plantés délibérément dans ce but, pour être coupés et donner du bois d’œuvre ou du bois de feu quand il est nécessaire de réunir des sommes importantes en espèces.

En tant qu ‘épargne, les arbres ont de nombreux avantages. Ils demandent très peu d’investissement initial, contrairement à d’autres formes d’accumulation de capital, comme le bétail ou la terre rizicole. Dans de bonnes conditions de croissance, ils prennent régulièrement de la valeur et ne subissent guère les effets de l’inflation. Ils peuvent être abattus quand besoin est, en quantité voulue, et en outre, certaines essences rejettent de la souche, si bien que l’investissement se rétablit seul moyennant un très faible coût supplémentaire.

Faire pousser des arbres ne va bien sûr pas sans risque. On peut avoir à les protéger des dommages causés par les animaux ou par le feu. Leur commercialisation peut aussi poser des problèmes, surtout pour les agriculteurs pauvres qui n’ont que de petites quantités à vendre. Dans certains cas, les droits de propriété sur les arbres sont ambigus, ou bien il faut longuement négocier l’autorisation de les couper. Les arbres ne sont donc pas systématiquement la meilleure forme d’épargne, ni une solution accessible à tous. Mais pour bien des familles rurales, ils représentent un moyen bon marché et commode de parer aux urgences (Chambers et Leach, 1987).

4.7 Régime foncier et sécurité alimentaire


4.7.1 La répartition des droits d’exploitation
4.7.2 La propriété des arbres

La question des régimes fonciers sous-tend bien des rapports entre foresterie et sécurité alimentaire. Qui possède la terre et qui en a le contrôle, voilà qui est d‘une importance cruciale pour déterminer qui bénéficie du fruit des terres cultivées, des arbres et des forêts, et qui ne peut en bénéficier.

4.7.1 La répartition des droits d’exploitation

C’est parce que le contrôle de la terre est une question si importante et sensible qu’il est rarement facile d’obtenir des informations sur le régime de propriété qui s’y applique (Chambers, 1983). Mais même s’il est difficile d’accéder à des données exactes, la structure générale des régimes fonciers dans la plupart des pays du tiers-monde est assez claire. A quelques exceptions notables près, la distribution des terres est hautement inégalitaire. Les chiffres disponibles varient d’un pays à l’autre, mais il n’est pas rare que moins de 10 pour cent des exploitants contrôlent plus de 40 pour cent de la superficie cultivable totale. Dans certains pays, notamment d’Amérique latine et d’Asie, la concentration des terres dans les mains des riches est beaucoup plus forte.

Il existe par ailleurs des degrés dans la pauvreté même dans les plus démunies des communautés, où les familles qui ont un peu de terre sont bien mieux loties que celles qui n‘ont qu‘un infime lopin, ou rien (Castro et al., 1981). De nombreux ménages n’ont même pas de droits permanents sur la parcelle où s’élève leur habitation (Herring, 1983).

4.7.2 La propriété des arbres

II importe toutefois de distinguer entre les droits fonciers sur la terre et les droits sur les arbres, car ils sont souvent différents. Dans bien des cas, la propriété de la terre ne donne pas automatiquement des droits sur les arbres qui y poussent (Fortmann et Riddell, 1984).

Les grands arbres à bois d’œuvre du centre du Kenya par exemple sont souvent considérés comme appartenant aux parentèles étendues, même s’ils sont situés sur des terres essentiellement en régime de propriété privée (Castro, 1983). En Papouasie-Nouvelle-Guinée, on a noté qu’un individu peut obtenir des droits sur les arbustes d’intérêt économique comme les caféiers, pandanus et aréquiers de plateau en les plantant, ou par héritage ou don. Cet intérêt «foncier» ne s’accompagne pas de droits sur la terre qui porte les arbres. Ainsi on peut recevoir en cadeau un bouquet de pandanus, mais la terre qui les porte reste la propriété du donateur ou de sa parentèle (Grossman, 1984).

Dans d’autres cas, le fait de planter des arbres et de les entretenir donne des droits sur la terre qui les porte (une pratique courante en Afrique de l’Ouest humide). C’est la raison pour laquelle rares sont les agriculteurs qui sont autorisés à planter des arbres sur les terres qu’ils exploitent parce qu’elles «appartiennent» souvent aux chefs ou aux parentèles étendues (Gastelu 1980, in Falconer, 1989b).

Les droits applicables aux terres forestières sont parfois différents de ceux qui portent sur les terres agricoles (Fortmann et Riddell, 1984). Même dans les régions où les terres agricoles sont sous le régime de la propriété privée, les terres forestières peuvent rester sous la juridiction de communautés ou d’autres groupements locaux. Au Népal, des mesures ont été prises récemment pour replacer des zones forestières précédemment nationalisées sous le contrôle des villages.

Dans certains pays, comme en République dominicaine et au Honduras, la propriété de tous les arbres du pays revient officiellement à l’Etat. On encourt des sanctions en coupant des arbres sans autorisation, même ceux qui se dressent sur les terres privées des agriculteurs. Ce genre de législation, qui visait à l’origine à sauvegarder les arbres, a souvent un effet contraire et décourage toute initiative des agriculteurs à en planter de leur propre chef (Murray, 1981).

Enfin, il convient de noter que le droit d’exploiter différents produits des arbres ou de la forêt (que ce soit sur les terres agricoles ou dans les forêts) diffère souvent des droits sur les arbres eux-mêmes. Par exemple, les gens peuvent avoir le droit de récolter des substances médicinales et des fruits sur les arbres, mais pas d’en vendre le bois pour la construction ou le feu. Souvent les pratiques foncières traditionnelles permettent un accès assez libéral aux produits de subsistance de la forêt (par exemple comestibles et produits médicinaux), tandis que les produits d’utilisation commerciale, ou ayant une valeur symbolique, peuvent être d’un accès plus strictement réglementé (Boamoah, 1986, in Falconer, 1989b).

Les systèmes fonciers forestiers ou les droits sur les arbres déterminent dans une large mesure le rôle que peuvent jouer les arbres de l’exploitation et la forêt dans la sécurité alimentaire des ménages; ce sont ces droits qui au premier chef incitent à planter des arbres, ou dissuadent de le faire (Fortmann, 1984). Dans certains cas, ces systèmes sont susceptibles d’évoluer à mesure que les changements de l’environnement rural, tant économique que physique, modifient la valeur des différents produits des arbres et de la forêt.

Irvingia gabonensis (G. Kunkel)

4.8 Ressources de propriété collective et sécurité alimentaire


4.8.1 Diversité des systèmes de propriété collective
4.8.2 Les systèmes de propriété collective imposés de l’extérieur
4.8.3 Construire sur la base des institutions existantes

Dans bien des parties du monde, et surtout en Afrique, de grandes superficies forestières ou boisées demeurent soumises à une forme ou une autre de contrôle collectif. L’accès aux comestibles et aux autres produits qu’elles fournissent est déterminé par les règles traditionnelles et la coutume, avec dans certains cas - mais pas dans tous - la caution de la législation.

Ces ressources collectives subissent souvent des pressions de plus en plus grandes sous l’effet de la densité croissante des populations humaines et du cheptel, de la nationalisation des forêts et des parcours, et de divers autres facteurs. La façon dont on s’accommode de ces conflits d’intérêts a des conséquences particulièrement marquées sur le bien-être et la sécurité alimentaire des nombreuses familles qui en dépendent.

Une opinion, largement partagée, veut que devant une pression démographique croissante la privatisation soit le seul moyen de protéger les ressources collectives de la surexploitation (Hardin, 1968). Les systèmes d’aménagement des ressources fondés sur les droits communautaires sont souvent jugés inefficaces, de par leur nature, et responsables de la dégradation des ressources naturelles, chaque individu cherchant à maximiser son profit. Cette idée repose sur le postulat que dans les systèmes de propriété collective, tous ont librement et sans contrainte accès à la ressource. Il est faux, et trompeur de surcroît, de penser que c’est là l’unique façon de gérer les ressources collectives (Dani et al., 1987). Beaucoup de systèmes traditionnels de gestion du bien commun sont délibérément ignorés. D’autres sont supplantés par ta privatisation parce que l’on décide sans autre forme de procès que celle-ci offre une meilleure base pour l’aménagement.

4.8.1 Diversité des systèmes de propriété collective

On compte en fait de nombreux types différents de régimes de propriété collective. La majorité d’entre eux prévoient des mécanismes protégeant le bien des abus et de la surexploitation.

Les populations pastorales sont un cas d’espèce. Elles sont en général dotées de systèmes de gestion des parcours très élaborés, comportant des droits et des devoirs mutuellement convenus. Les Masaï, par exemple, ont par tradition «des séquences complexes de pâturage, et des réserves de fourrage sur pied en prévision de la saison sèche; ils utilisent régulièrement des ânes pour transporter l’eau... et tenir ainsi le bétail à l’écart de ces réserves aussi longtemps que possible; ... ils sanctionnent les familles ou les campements qui enfreignent les règles de bonne gestion en les tenant socialement à l’écart» (Jacobs, 1980). 11 n’est donc pas question que chacun use du bien à sa guise: le système est assujetti à des règles précises, et comporte des droits et des obligations assortis de sanctions, qui ont été instaurés pour répondre à des impératifs sociaux et environnementaux.

Dans bien des régions du monde, les petits exploitants conservent de nos jours des droits fonciers collectifs ou associatifs sous diverses formes (Erasmus, 1977). Ce qui caractérise ces systèmes est que les droits sur la terre sont en dernière instance du ressort d’un groupe social local - famille élargie, caste, tribu ou village. Les membres du groupe ont le droit, transmissible par héritage, d’utiliser la terre placée sous la juridiction de la communauté, mais non point celui de la vendre.

L’une des caractéristiques les plus importantes de ces systèmes au plan de la sécurité alimentaire des ménages est qu’ils sont placés sous contrôle local, et donc souples; dans le cas de la gestion des ressources forestières, cela leur confère une fonction essentielle dans les périodes de crise ou de difficultés saisonnières.

4.8.2 Les systèmes de propriété collective imposés de l’extérieur

Les systèmes de propriété collective émanant d’une décision extérieure au groupe immédiatement concerné, prise par des personnes étrangères à la spécificité des conditions locales, sans tenir dûment compte des impératifs, des valeurs et des aspirations des intéressés, n’ont guère rencontré de succès.

Les ranchs collectifs par exemple ont été pendant une dizaine d’années, voire plus, un mode fréquent et coûteux d’aide au développement à l’intention des populations pastorales africaines. Le taux de réussite de ces projets a été extrêmement faible; certains observateurs prétendent qu’ on ne trouve aujourd’hui en Afrique aucun ranch prospère de ce type (Dyson-Hudson, 1985).

Les organismes d’aide au développement ont aussi largement cherché à promouvoir les boisements communautaires. Ils estimaient que les communautés intéressées coopéreraient de bonne grâce et efficacement pour planter des arbres, les soigner et les protéger, et que la distribution équitable des bénéfices irait de soi. Mais de façon générale, que ce soit en Inde, en Afrique ou ailleurs, les résultats ont été décevants.

L’hétérogénéité des communautés, les intérêts divergents de leurs membres, la pénurie de terres et l’incertitude quant aux droits fonciers, les problèmes de répartition des bénéfices et l’absence d’un cadre général de coopération ont une part dans ce demi-échec. Le fait est que «l’interdépendance étroite des membres que supposent les projets communautaires ne s’établit pas par décret» (Cernea, 1985).

4.8.3 Construire sur la base des institutions existantes

II ne fait aucun doute que, dans le passé, les systèmes de gestion des biens communs permettaient généralement de gérer efficacement la plupart des ressources naturelles, notamment les forêts, les pâturages, l’eau et les pêcheries. Mais dans beaucoup de ces communautés, sous l’effet de l’accroissement de la population, des forces du marché, de la privatisation, des interventions étatiques et autres changements socio-économiques, les règles ont été bouleversées et les systèmes traditionnels n’ont pas été en mesure d’y faire front. Pourtant, beaucoup d’entre eux continuent de Jouer un rôle important dans la gestion de ressources naturelles appauvries, en se combinant et se complétant avec des systèmes de droits privatifs (Runge, 1986).

En construisant sur ta base des institutions existantes, il devrait être possible aux populations locales et aux organismes extérieurs de coopérer en vue de définir des systèmes de gestion des biens communs tenant compte des facteurs locaux, autorisant l’accès à la forêt dans certaines conditions aux membres les plus pauvres, et assurant la conservation des ressources naturelles. Aucune approche ne saurait être d’application universelle, car tout dépend des situations locales, des traditions d’action collective existantes, et des qualités humaines des responsables locaux.

Il est cependant à noter que pour beaucoup de familles rurales, et surtout pour les plus pauvres, les ressources de propriété commune sont les seules auxquelles elles ont accès. Afin de promouvoir la sécurité alimentaire de ces groupes, il faudra consacrer beaucoup plus d’attention à l’aménagement et à la gestion efficace de ces ressources.


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