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2.1.2 Connaissances descriptives

2.1.2.1 Le climat. L'ensemble des connaissances locales sur le climat et ses variations dans le temps et dans l'espace, et sur les techniques de prévision, constitue un élément essentiel à la survie aussi bien pour l'éleveur que pour l'agriculteur. Notre étude des connaissances climatiques détaillées des populations locales est importante car elle fait ressortir l'énorme variation de la distribution géographique de la pluviosité tropicale,19 ainsi que la manière dont les habitants ont organisé leurs travaux agricoles quotidiens (travaux de culture et d'élevage) de façon à tenir compte des caractéristiques du climat. Le calendrier local est moins rigide que celui des pays occidentaux (par exemple, les saisons n'ont pas nécessairement un nombre fixe de jours) car il dépend aussi bien des variations climatiques que des activités agricoles.20

Le classement d'événements climatiques par saisons ou sous-saisons peut être composé de catégories très détaillées, ou bien n'être qu'un système très simple n'en comprenant que quelques-unes. Quelque soit en fait le climat (dans les régions arides ou semi-arides de l'Afrique il peut être caractérisé par une seule saison des pluies ou par deux saisons, bien distinctes), les systèmes comprennent un minimum de trois saisons (c'est le cas chez les Foulani de Yatenga, dans le nord du Burkina Faso21) et un maximum de huit (par exemple chez les Foulani Wodaabe, dont les huit périodes dépendent aussi bien des changements climatiques que de la phénologie et de la valeur des fourrages22). La plupart des éleveurs de la région sahélo-soudanaise distinguent quatre ou cinq saisons (par exemple, les Touareg du Niger,23 les Foulani du delta du Niger,24 les Foulani de la Mauritanie centrale et méridionale,25 les habitants de l'ouest du Tchad,26 et les Zaghawa du Tchad et du Soudan27).

Les connaissances locales peuvent varier au sein d'un même groupe ethnique, surtout s'il s'agit d'un groupe nombreux dispersé sur une vaste région, comme par exemple les Foulani. Ainsi, les Foulani de Yatenga ne distinguent que trois saisons,28 alors que les Foulani du delta du Niger en comptent quatre en fonction de la pluviométrie et non des inondations,29 et les Foulani Wodaabe du Niger en reconnaissent huit.30 Etant donné que les climats de ces trois régions sont assez semblables, ces différences proviennent soit des techniques des enquêteurs qui ont obtenu les renseignements, soit de variations culturelles; il se peut aussi que les deux facteurs aient joué un rôle.

L'étude des origines du calendrier traditionnel nous apprend des détails intéressants sur l'organisation des activités. Les noms des catégories climatiques se réfèrent habituellement aux caractéristiques principales du climat (pluie, sécheresse), à des activités agricoles précises (par exemple, la dispersion des troupeaux au milieu de la saison des pluies) ou à des événements de caractère social qui ont lieu pendant une période donnée (par exemple, les mariages). Les Turkana du Kenya septentrional sont un excellent exemple de ce genre de système.31

Les années de grande sécheresse sont des points de repère importants. C'est ainsi que les Maures et les Foulani de la Mauritanie se souviennent bien de la sécheresse de 1913; les premiers l'appellent du nom de Boscia senegalensis (parce qu'ils ont été obligés de manger les fruits de cette plante), les seconds l'appellent "riz", parce qu'ils ont reçu du riz envoyé par la France pour les aider pendant la famine.32 Les Turkana se souviennent bien des sécheresses et de leurs cycles: ils prétendent qu'une "bonne saison des pluies" n'arrive qu'une fois tous les quatre ou cinq ans.33

Les prévisions du temps sont fondées sur une masse de données d'observation obtenues sur une très longue période. Mais elles ne sont pas toujours correctes. Les Rendille du nord du Kenya prévoient le temps en étudiant les étoiles, les phases lunaires, les formations de nuages, mais aussi les viscères des animaux.34

CADRE 2.2

Les Turkana du Kenya croient que les grenouilles annoncent la pluie, ainsi que certains oiseaux (le calao, la huppe des forêts vertes, et l'engoulevent).35 Pour les habitants de l'ouest du Kenya, les grenouilles, les fourmis blanches, la foudre et la montée des eaux dans les marais servent d'indicateurs et permettent de prévoir la pluie.36 A Zaria, au Nigéria, certains oiseaux annoncent la sécheresse.37 Dans le nord-est de la Tanzanie, certains indicateurs permettent de prévoir le début des pluies: hausse de la température, foudre, changements dans la présence et le comportement des oiseaux, des insectes et des mammifères, et trois sortes de changements au niveau des végétaux - la floraison, la pousse de nouvelles feuilles et la flétrissure de l'herbe (l'ordre correspond ici à la fréquence avec laquelle chaque facteur a été mentionné). Dans la même région, les prévisions concernant la fin des pluies dépendent essentiellement d'éléments météréologiques (par exemple, un temps bruineux ou une pluie continue et régulière, la force du vent, les changements de température, etc.), mais parfois aussi de la faune (par exemple, les essaims d'abeilles, les changements de couleur des plumes des oiseaux) et de la flore (la maturation des graines, une décroissance de circulation de la sève des bambous, etc.).38

Les Foulani de la Mauritanie prévoient les changements de saison d'après la position des étoiles. Ainsi, lorsque la Grande Ourse "jungo niwi" est à la verticale, c'est-à-dire au mois d'août, c'est le temps des pluies les plus abondantes; lorsque sa queue est tournée vers le haut, la saison des pluies va bientôt finir.39 Dans l'ouest du Nigéria, les cultivateurs commencent à semer lorsque les nouvelles feuilles apparaissent sur le baobab (Adansonia digitata) et sur Chlorophora excelsa, et lorsque l'oiseau "konkoto" cesse de chanter.40 La qualité des pluies, c'est-à-dire leur quantité et distribution dans le temps et dans l'espace, est évaluée généralement à la fin de la saison, principalement sur la base de facteurs météorologiques. Ainsi, dans le nord de la Tanzanie, les principaux critères sont la distribution des pluies, du brouillard, d. §périodes de soleil, etc.41 Seuls les cultivateurs Kamba du Kenya fournissent un exemple de prédiction de la qualité des pluies: ils croient qu'un arc-en-ciel annonce qu'il ne pleuvra que peu ou pas du tout.42

Certains indicateurs permettent de prévoir le début des pluies, leur qualité, la fin des pluies, la sécheresse, etc. Ces indicateurs incluent les déplacements des oiseaux, des grenouilles, des fourmis et d'autres animaux, les changements dans la phénologie des plantes ainsi que des facteurs météorologiques tels que les variations de température, de lumière, etc. (voir en CADRE 2.2.).

Les connaissances sur les systèmes climatiques peuvent varier d'une personne à l'autre au sein d'une communauté. Tous n'auront pas des connaissances détaillées. Ainsi, chez les Somali, les "cilmi curraaf" sont les experts en médecine traditionnelle et en prévisions météorologiques.43

Pour utiliser efficacement les SLCG liés au climat, il nous faut savoir plus en détail combien de temps à l'avance les habitants peuvent prévoir les phénomènes météorologiques, et mesurer les différences entre les prévisions et les événements.44

2.1.2.2 Les sols et la géomorphologie. Les données dont nous disposons indiquent que les éleveurs connaissent bien les différents types de sols, leur qualité et leur potentiel agricole. Souvent, leurs systèmes de classement des sols ressemblent beaucoup aux systèmes adoptés par les sciences formelles (voir en CADRE 2.3). Cependant, ce genre de classement n'est détaillé que pour les types de sols qui ont une fonction précise.45 Il est donc étroitement lié au potentiel d'utilisation du sol, qu'il s'agisse de pâturages ou de terres cultivées. Par exemple, les Somali distinguent quatre types de sols en fonction de leur utilité comme pâturages pour différents types de bétail.46

CADRE 2.3

Les Bambara, peuple agro-pastoral du Mali, ont élaboré l'un des systèmes de classement des sols les plus complets. Ils distinguent sept grandes catégories de sols, qui correspondent aux classements en fonction de la texture, de la pédologie occidentale. Le niveau de classification n'est pas aussi détaillé pour tous les groupes de sols, la division la plus détaillée étant celle des sols sablonneux, qui sont cultivés.

Ils font également des distinctions d'après la couleur, non seulement pour ce qui est de la tonalité, mais aussi des variations mat/brillant et sombre/clair (analogues à celles des sciences formelles). En outre, ils classent les sols selon leur potentiel d'inondation, leur facilité de culture et leur potentiel par rapport à certaines cultures spécifiques.47

Les classements des sols sont aussi fonction des particularités physiques, notamment chez les Foulani du nord du Sénégal.48 Cependant, des différences de texture, reconnues sans doute au toucher (méthode utilisée également dans les sciences formelles), interviennent aussi. Les sols sont en outre subdivisés en sous-catégories selon qu'ils sont ou non recouverts de gravier, selon que l'on se trouve en saison sèche ou humide (chez les Zaghawa du Tchad et du Soudan49), selon leur taux d'humidité (chez les Mbozi du sud50 de la Tanzanie), selon les caractéristiques géo-morphologiques (chez les Wodaabe51), ou selon leur valeur comme source de sel (pierres à lécher) pour le bétail. Les Touareg du Niger considèrent que le "taferkast" est excellent à cause des pierres à lécher.52 Enfin, les types de sols peuvent servir à différencier les ressources naturelles. Ainsi, les Somali de la région de Bay définissent différents types de bassins naturels et de dépressions dans le terrain selon les types de sols.53

Tout comme pour les nomenclatures des plantes, il est rare de retrouver les mêmes appellations pour les types et les catégories de sols. Ces dernières sont cependant moins détaillées que celles des plantes54 (voir ci-dessous). Les noms des sols sont généralement spécifiques à chaque groupe ethnique. Dans certains cas, cependant, le même mot peut prendre des significations différentes selon les groupes. Ainsi, les Touareg et les Foulani Gaobe qui habitent la même région (le nord du Burkina Faso) donnent un sens différent au mot "seno": les uns entendent par là un aspect topographique précis (les dunes anciennes); pour les autres, le mot se refère à l'utilisation et au potentiel agricole de ces dunes.55

Les SLCG des sols chez les éleveurs n'ont pas été étudiés de manière aussi approfondie que les SLCG des climats ou des plantes. Il importe de mieux étudier leurs systèmes de classification, leurs connaissances sur les rapports entre les sols et les types de pâturages, et la manière dont ils évaluent les différences entre catégories de sols.

2.1.2.3 Les plantes et les espèces végétales. La connaissance des plantes est sans doute l'aspect le plus perfectionné des SLCG chez les éleveurs. Le classement le plus simple correspond au niveau des épithètes spécifiques du système Linnéen occidental. Cependant, certains groupes distinguent des catégories supérieures qui correspondent au genre et à la famille (voir en CADRE 2.4).

CADRE 2.4

Les Somali qui vivent en Ethiopie donnent un nom à chaque espèce végétale.56 Les Zaghawa du Tchad et du Soudan ont un système de classement qui ressemble beaucoup au système botanique.57 Les Suiei Dorobo, qui vivent de la chasse et de la cueillette dans le nord du Kenya, distinguent plusieurs catégories importantes, dont les trois principales sont 1 ) les graminées et les Cyperaceae, 2) les parasites et les cryptogammes, et 3) toutes les autres plantes. Cette dernière catégorie se subdivise en plantes herbacées, vignes, arbres et buissons. Certaines plantes ont une nomenclature binomiale (comme le système Linnéen).58 Les Gabra du Kenya septentrional distinguent non seulement des espèces, mais aussi trois grandes familles: graminae, capparaceae et burseraceae.59

Le plus souvent, le classement et la nomenclature des plantes se basent sur leur morphologie, leur phénologie et leurs utilisations. Il arrive fréquemment que plusieurs plantes aient le même nom (un nom "générique") parce qu'il n'y a aucune raison pratique pour distinguer ces plantes les unes des autres, quoique les habitants connaissent bien les différences. Il arrive enfin qu'une plante soit classée et nommée selon différents critères, et qu'elle ait par conséquent plusieurs noms (voir en CADRE 2.5).

CADRE 2.5

La nomenclature et la classification des plantes est généralement fondée sur la morphologie et la phénologie. Des exemples ont été notés chez les Somali,60 les nomades de la vallée du Wabe Shebelle en Ethiopie,61 les Foulani Wodaabe du Niger,62 et les Turkana du Kenya.63 Au Soudan, Heliotropium spp. (une plante de la famille des Borraginaceae ayant une inflorescence scorpioide) est appelée "queue de scorpion".64 Les Turkana du Kenya ont un plus grand nombre de termes génériques pour les herbes que pour les arbres et les buissons,65 en raison peut-être de leurs multiples utilisations dans l'alimentation humaine et animale.

Chez les Dorobo Suiei, la même plante est désignée par un nom différent selon l'aspect que l'on désire souligner (aspect médicinal, toxique, etc.).66 En outre, les plantes ayant des caractéristiques communes sont regroupées sous un terme générique en plus de leur appellation spécifique.67 Les Dogon du Mali donnent aussi aux plantes un nom qui rappelle leur valeur thérapeutique dans les maladies humaines.68 Les Mbeere du Kenya classent les plantes en catégories fonctionnelles: ombre, parfum, litière.69 Les populations pastorales arabes du Sahel donnent des noms particuliers aux écorces des arbres dont on tire le tanin.70 Une même plante peut avoir plusieurs noms qui tiennent compte des changements phénologiques et correspondent aux phases végétative, de floraison, de sénescence, etc. Par exemple, les Foulani Wodaabe emploient des termes spécifiques pour désigner l'herbe jeune et l'herbe mûre.71 Les Dinka ont des termes différents pour désigner les différentes phases phénologiques de Hyparrhenia rufa, en fonction de sa qualité comme chaume de toiture.72

CADRE 2.6

Les Pokot et les Turkana du Kenya n'ignorent pas la présence saisonnière de certaines plantes ni le rôle qu'elles peuvent jouer pour stimuler la production de lait et de viande.73 Les Wodaabe du Niger savent que Zornia glochidiata n'est dangereuse pour le bétail qu'au début de sa phase végétative. Ils savent aussi que certaines plantes contiennent du sel, comme par exemple Ipomoea acanthocarpa, et pendant la saison des pluies, ils conduisent exprès leurs troupeaux pour les faire paraître aux endroits où poussent ces plantes.74 Pour les Mbozi du sud de la Tanzanie, certaines plantes sont des indicateurs du potentiel agricole de la région.75 Chez les Samburu du Kenya, les arbres sont mentionnés dans les bénédictions. Ainsi, par exemple, on peut souhaiter à quelqu'un d'avoir autant d'enfants que l'arbre "enparuei", de vivre aussi longtemps que l'arbre "nkusuman", d'avoir la douceur de l'arbre "seiye" et de connaître la paix du "lokorosio".76

Dans l'ensemble, les connaissances des populations locales et les classements qu'elles adoptent pour les plantes sont plus pragmatiques et fonctionnels que ceux des sciences formelles. Ainsi, au Soudan, toutes les plantes qui ne sont pas utiles et ne sont pas utilisables comme fourrage sont connues sous les noms des animaux les plus inutiles et les moins respectés (par exemple, âne, rat, etc.).77 Certains chercheurs soutiennent qu'une plante qui a un nom mais n'a pas d'usage, est une plante dont on a oublié l'usage traditionnel.78 Sans doute certaines plantes reçoivent aussi un nom indépendamment de leur valeur fonctionnelle, simplement parce qu'on les trouve belles, inhabituelles ou remarquables.

Les connaissances botaniques sont souvent très détaillées. Tous les groupes emploient des termes spécifiques pour se référer aux diverses parties de la plante: racines, tiges, écorce, fleurs, etc. Ainsi, les Touareg ont des mots différents pour indiquer les feuilles simples et les feuilles digitées.79

Les habitants ont une connaissance détaillée des caractéristiques et des propriétés de chaque plante. Ils savent quelles sont les plantes qui peuvent stimuler la production de lait et de viande chez les animaux; ils connaissent les plantes toxiques, celles qui fournissent du sel, celles qui ont une valeur médicinale et celles qui peuvent donner des indications sur le potentiel agricole du sol; ils connaissent leurs caractéristiques principales: abondance de fruits, taux de croissance rapide, etc. (voir en CADRE 2.6).

Certaines plantes sont considérées bonnes par un groupe, mauvaises par un autre. Ainsi, les Zaghawa estiment que Cenchrus biflorus est mauvaise, mais dans le Sahel du nord, elle constitue un bon pâturage pour le début de la saison des pluies et ses graines sont utilisées pour la consommation alimentaire humaine. De même, Calotropis procera, qui envahit les zones dégradées et que la plupart des populations considèrent nocive, est utilisée par les Daza de Bourkou pour la construction des maisons.80 La valeur d'une plante est donc relative: elle varie dans le temps et avec le milieu physique et culturel.

Les communautés végétales sont habituellement classées en grandes catégories au sein desquelles on procède à de nouvelles subdivisions. La classification et la nomenclature des types de végétation et des communautés végétales dépend généralement d'un ensemble intégré de facteurs tels que l'espèce dominante, le type de sol, et la configuration du terrain (voir en CADRE 2.7).

Les habitants n'ont pas tous les mêmes connaissances sur la végétation locale. Par exemple, parmi les Mbeere du Kenya, les femmes plus âgées connaissent mieux les plantes annuelles; les jeunes bergers identifient mieux les fruits sauvages comestibles, et les apiculteurs connaissent mieux la phénologie de la floraison. Même au sein d'un groupe donné, il arrive qu'un individu acquière une certaine renommée, pour "son pouvoir d'observation, sa mémoire prodigieuse, sa curiosité et son intelligence".81

Le plus souvent, les études sur les SLCG des plantes se limitent à une simple liste des espèces végétales, par ordre alphabétique, suivie des appellations locales correspondantes et de l'étymologie des noms. Il est important de continuer le travail de recherche sur les systèmes de classement des plantes, les noms et les divisions botaniques, et l'identification des plantes.

CADRE 2.7

Les Masaï du Kenya emploient des termes différents pour désigner les pâturages (où les troupeaux vont paître) et la "brousse" (où les hommes vont à la chasse). Dans les pâturages, ils établissent une distinction entre les terres basses (de la saison des pluies) et les terres hautes (de la saison sèche).82 Les Foulani du nord du Burkina Faso identifient quatre grandes communautés végétales, dont chacune se subdivise en plusieurs types de parcours.83 Les Zaghawa distinguent de nombreux types de parcours, selon leur valeur fourragère (dur, tendre, salé, toxique, etc.) et leur effet sur le bétail (constipant, irritant, nourrissant, etc.).84 Les Mbozi du sud de la Tanzanie identifient plusieurs grandes catégories de plantes, mais dans chaque catégorie ils leur donnent des noms différents selon la densité de la végétation.85 Les Woodabe classent les plantes selon le type de sol qui leur convient le mieux.86 Les Touareg distinguent différents types de boisements: le terme "efei" désigne une vaste région avec de grands arbres, "afara" indique une zone contenant un mélange d'arbres, de buissons et d'herbes, "taferfera" est un bosquet dense, "agoras" indique une ligne d'arbres le long d'un fleuve, "abatol" est un petit bosquet isolé, "amesekni" est un arbre particulier isolé au milieu des herbes ou du désert, ou bien un arbre unique d'une essence donnée au milieu d'une forêt et servant de point de repère.87

2.1.2.4 L'eau. Il existe des études assez détaillées sur les systèmes d'approvisionnement en eau des populations pratiquant des cultures irriguées ou pluviales. Il est moins facile de trouver des données analogues pour les éleveurs. Ceux-ci emploient presque toujours une terminologie différente pour parler de différents types de points d'eau, tels que les puits (grands, petits, etc.) et les mares naturelles.88 C'est ainsi que les Touareg du Niger ont des mots différents pour indiquer une série de mares ou une seule mare.89 Les Foulani du Sénégal emploient des termes distincts pour désigner les points d'eau destinés à la boisson (et donc plus propres) et ceux destinés au bétail.90 En outre, beaucoup de groupes ont perfectionné l'art de repérer l'eau souterraine abondante et de bonne qualité. Ils ont une bonne connaissance des couches géologiques, et ont développé des systèmes complexes leur permettant d'évaluer la qualité et le caractère pressant ou temporaire des mares naturelles (voir en CADRE 2.8). Une fois confrontées aux résultats obtenus par les sciences formelles, ces connaissances pourraient être utiles au développement de nouveaux points d'eau. Par exemple, les Zaghawa du Tchad et du Soudan croient que Acacia albida signale la présence d'eau souterraine pouvant alimenter des puits permanents. Les botanistes sont du même avis en raison de la profondeur des racines de cet arbre.91

Il serait nécessaire d'obtenir des renseignements analogues auprès d'autres groupes d'éleveurs. Il importe aussi de tenir compte des connaissances des éleveurs en matière d'hydrologie des bassins versants, et notamment en ce qui concerne les taux de ruissellement et d'envasement des mares.

2.1.2.5. Le bétail. Nous ne parlerons que brièvement des connaissances de l'éleveur en ce qui concerne ses troupeaux. Il connaît les types de fourrage que préfèrent ses différents animaux, la fréquence avec laquelle ils ont besoin de boire. Il connaît à fond leur comportement ainsi que tous leurs autres besoins (voir en CADRE 2.9).

L'éleveur connaît son troupeau intimement, un peu comme dans un pays occidental un éleveur de chevaux connaît chaque cheval de son écurie. Chaque animal a un nom propre, dérivé de son âge, de son sexe, de ses caractéristiques physiques (couleur, forme des cornes, etc.), de son comportement et de sa personnalité, et porte une marque qui indique son propriétaire (voir par exemple, les Foulani de Mauritanie92 et les Tourkana du Kenya93).

CADRE 2.8

L'étude de A.S. Ba, parue en 1982, nous donne un aperçu détaillé et rare de la "science de l'eau" chez les Foulani de Mauritanie. Ceux-ci sont experts dans l'art de découvrir les eaux souterraines. Les indicateurs qu'ils utilisent se basent sur la topographie (par exemple, les nappes peu profondes se trouvent près des mares naturelles ou dans les dépressions des montagnes), sur la flore (notamment les arbres à racines profondes, telles que Bahuinia rufescens, Tamaris senegalensis, Capparis decidua, et Acacia albida, mais aussi les herbes pérennes telles que Vetivera migritana et Panicum anababtismum), et sur la santé et la vigueur des plantes que l'on reconnaît à la couleur verte de leurs feuilles au cours de l'année. D'autres indicateurs proviennent de la faune (par exemple, les sangliers ne vivent que là où ils peuvent trouver, en creusant, une terre humide; les caïmans, les lézards amphibies, les tortues, les papillons et certains oiseaux, préfèrent rester aux endroits humides, où se trouvent souvent aussi les colonies de termites). Les Foulani également connaissent bien les couches géologiques de leur région. Ils savent qu'avant de trouver les eaux souterraines, il faut creuser à travers toute la couche de sol argileux rouge ou gris et arriver à la couche sableuse. Des eaux souterraines de bonne qualité, claires, douces, avec un bon contenu de minéraux, sont signalées par la présence de Guiera senegalensis, de B. rufescens et de colonies de termites, et par la profondeur des puits (plus ils sont profonds, meilleure est la qualité de l'eau).

Les mares naturelles les meilleures sont signalées par la présence de nénuphars, suivis d'Acacia nilotica, et de Mitragyna inermis. Les eaux de mauvaise qualité, toxiques, sont indiquées par la présence de l'herbe Echinochloa pyramidalis. La qualité de l'eau est aussi testée par l'immersion d'un récipient en cuir. Lorsqu'elle est bonne, l'eau ne laisse aucune trace sur le cuir; à mesure que la qualité de l'eau baisse, la couleur du cuir change et passe au blanc, au noir, au rouge et enfin au jaune/oranger. La vitesse de ce changement de couleur varie également. De plus, la qualité de l'eau est jugée par son effet sur le bétail, et surtout par le comportement des animaux après qu'ils aient bu, et par la quantité de lait qu'ils produisent.94

Les connaissances qu'il a de son troupeau déterminent l'usage que l'éleveur fait des ressources naturelles. C'est en s'appuyant sur ses connaissances qu'il choisit ou non le pâturage continu, et qu'il sélectionne les pacages où conduire les troupeaux en différentes périodes de l'année.

De nombreuses études ont été consacrées à la conduite de l'élevage, ainsi qu'aux connaissances sur le comportement et les besoins du bétail. Il est rare cependant de trouver une étude qui s'efforce de montrer comment ces renseignements permettent à l'éleveur de prendre des décisions judicieuses quant à l'utilisation des ressources naturelles.

CADRE 2.9

Selon les Rendille du nord du Kenya, les chameaux préfèrent les sols sableux, calcaires; les bovins préfèrent les sols montmorillonitiques et latéritiques; les ovins et caprins préfèrent les sols latéritiques et les sols durs et rocailleux.95 Les Foulani pensent que les bovins sont plus intelligents que les chèvres et les moutons, car il suffit de leur montrer le chemin une seule fois pour qu'ils "se rappelant" où trouver l'eau, le sel, un bon pâturage, etc. et ils savent mieux reconnaître la présence d'un prédateur.96 Les Wodaabe du Niger affirment que la rosée fait du bien aux bovins, mais qu'elle est mauvaise pour les chameaux.97 Les Touareg du Niger, comme beaucoup d'autres groupes d'éleveurs, savent que les animaux ont besoin de pierres à lécher pour se débarrasser des parasites. Les Touareg savent aussi que leurs troupeaux doivent paître chaque année dans les pâturages contenant l'espèce Ipomoea acanthocarpa; de fait, cette plante contient des quantités considérables de vitamine A 98

2.1.2.6 La faune sauvage. Le plus souvent, les animaux sauvages sont classés et nommés selon les espèces. Cependant, on trouve parfois des appellations génériques pour les espèces moins importantes, par exemple chez les Turkana du Kenya.99 Les subdivisions apparaissent dans le classement surtout quand les animaux en question sont utilisés à des fins alimentaires ou autres, ou bien lorsqu'il s'agit d'insectes nuisibles au cycle de production. Ainsi, par exemple, les populations agro-pastorales Hausa du Niger regroupent toutes les sauterelles et les acridiens en trois catégories, alors que les fourmis et les termites sont classées seulement au niveau des espèces.100

En outre, les animaux sauvages sont parfois classés selon leur valeur. Pour les Turkana, la faune sauvage se divise en deux catégories: bonne ("eux-mêmes") ou mauvaise ("les ennemis").101 Le plus souvent, la nomenclature de la faune sauvage est différente pour chaque groupe ethnique. Mais il existe parfois des variations entre les sous-groupes. Ainsi, le mot utilisé par les Kel Tamachek (Touareg) de l'Aïr pour indiquer le guépard est le même nom que les Kel Tamachek de Ouadalan donnent au serval.102

L'éleveur n'a sans doute pas les mêmes connaissances sur le comportement des animaux sauvages que les peuples qui vivent de la chasse et de la cueillette (voir en CADRE 2.10). Mais ses connaissances sont quand même assez détaillées. Par exemple, les Zaghawa du Tchad et du Soudan possèdent des connaissances très approfondies sur les traces des animaux.103 Les habitants du sud du Tchad connaissent un oiseau qui signale la présence d'un essaim d'abeilles, et savent que certains arbres sont capables d'attirer les colonies d'abeilles. Khaya senegalensis est considérée nuisible pour les abeilles, ce qui est peut-être dû au goût amer de la résine et du nectar de cette plante.104

2.1.2.7 La médecine traditionnelle pour les hommes et pour le bétail. Toutes les populations rurales ont des connaissances très précises sur les maladies et sur ce qu'il faut faire pour en guérir, car elles ont toujours dû compter sur elles-mêmes pour se soigner. L'étude des connaissances et pratiques traditionnelles de la médecine humaine et vétérinaire est en plein essor.105 Un aspect parmi d'autres, ayant un effet direct ou indirect sur les ressources naturelles, concerne les connaissances en matière d'épidémiologie, c'est-à-dire la présence de maladies, qu'elles soient contagieuses ou non.106 En effet, les connaissances de l'éleveur dans ce domaine sont un facteur qui détermine sa décision d'utiliser ou d'éviter certaines régions jusqu'au moment où toute trace de maladie aura disparu. Les Foulani de Yatenga (dans le nord du Burkina Faso) ne voient peut-être aucun rapport entre la mouche tsé-tsé et la trypanosomiase,107 mais ils savent très bien qu'ils doivent éviter les régions infestées par la mouche tsé-tsé s'ils veulent que leurs animaux ne tombent pas "malades".

CADRE 2.10

Blurton Jones et Konner ont décrit en 1987 les !kung San du nord-ouest du Botswana et du nord-est de la Namibie. Les membres de ces groupes ont des connaissances très précises et détaillées sur presque tous les animaux sauvages, en termes d'écologie et de comportement. Ils distinguent entre les données (obtenues par observation directe) et l'ouï-dire, et ne font de déductions que sur la base d'observations précises. Leurs connaissances dépendent aussi de ce qui leur semble nécessaire ou raisonnable d'observer. Par exemple, ils ne savent pas si les yeux du lionceau nouveau-né sont ouverts ou fermés, car il leur semble absurde de s'approcher de la lionne à ce moment-là. En outre, ils ont une riche mythologie du comportement des animaux qui peut parfois sembler "non rationnelle" (comme par exemple, être possédé par des oiseaux). Néanmoins, certaines de leurs observations ont aidé les chercheurs occidentaux. Par exemple, ils ont noté que le quelea, un oiseau qui cause beaucoup de dégâts aux cultures agricoles, déchire les feuilles au bout des branches quelques jours avant de venir s'y installer; cette observation a aidé les chercheurs occidentaux dans leurs enquêtes sur les peuplements de quelea.108

Grâce à ses connaissances de médecine traditionnelle, et surtout aux techniques traditionnelles de vaccination contre certaines maladies (voir en CADRE 2.11), l'éleveur est plus libre de choisir des pâturages contaminés.

CADRE 2.11

Les éleveurs du Mali (malheureusement l'auteur ne nous dit pas de quels éleveurs il s'agit) connaissent des techniques traditionnelles de vaccination.109 Les Foulani Wodaabe du Niger ont une méthode traditionnelle qui permet de vacciner contre la pleuropneumonie bovine contagieuse et contre la variole.110 Les Foulani du Burkina Faso centre-occidental vaccinent leur bétail contre la peste bovine de la façon suivante: ils introduisent une partie du poumon atteint d'un animal mort, ou bien ils injectent la solution dans laquelle ils ont fait tremper le poumon malade, dans une incision pratiquée dans le nez d'un animal sain, et la laissent en place jusqu'à suppuration de la blessure. Les Foulani du Sénégal et de la Mauritanie utilisent une technique semblable pour protéger leurs troupeaux contre les pneumonies bovines."' Le fait que plusieurs groupes Foulani, aussi géographiquement éloignés l'un de l'autre, pratiquent des techniques de vaccination analogues, fait penser que les SLCG en vigueur avant la séparation des groupes sont restés intactes pendant plusieurs siècles.

2.1.2.8 Les systèmes de mesure. Les systèmes de mesure, c'est-à-dire la façon dont une population mesure le temps, la distance, le volume, le poids, etc., sont des composantes importantes des SLCG. En effet, ils définissent la manière dont les membres d'une communauté calculent la productivité et le rendement, décident ce qu'il faut prendre dans un endroit et emmener dans un autre, ainsi que la façon dont ils transmettent ces renseignements. Nous n'avons pu trouver aucune étude des systèmes de mesure chez les éleveurs. Nous en avons trouvé deux concernant les cultivateurs, l'une pour le centre et le sud du Ghana,112 et l'autre pour le sud du Nigéria113: il faut espérer qu'elles serviront à encourager des recherches analogues auprès des éleveurs (voir en CADRE 2.12).

CADRE 2.12

Dans les SLCG, les mesures peuvent différer de celles des sciences formelles quant aux normes appliquées; mais elles sont comparables dans la mesure où des unités choisies à l'avance sont à la base de la mesure du temps, du volume, du poids, et de la longueur. Ces unités de mesure sont souvent établies par rapport à des parties du corps humain ou à d'autres objets communs. Les habitants se souviennent très bien de ces unités et sont très habiles à les reproduire avec une marge d'erreur négligeable.114 Les distances ne sont pas mesurées par une mesure linéaire (en kilomètres, par exemple), mais par le temps qu'il faut pour les parcourir. C'est une méthode d'évaluation très différente de celle des sciences formelles, mais qui est plus proche de la réalité dans une région où les chemins droits sont rares. Les mesures relatives aux travaux agricoles se basent sur la production par unité de main-d'oeuvre, plutôt que sur la production par unité de terrain.115

Il importe de bien comprendre comment les cultivateurs et les éleveurs mesurent le rendement, et quel est l'écart-type de leurs estimations, car toute innovation future, pour être adoptée par la population locale, doit pouvoir augmenter le rendement au-delà de cet écart-type.116


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