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Chapitre 2
Foresterie et régimes alimentaires (Continuer)

DEFINITION DES LIENS ENTRE FORESTERIE ET NUTRITION HUMAINE

Dans la première section du présent chapitre nous avons passé en revue les divers types d'aliments que l'arbre et la forêt permettent de recueillir. Dans les deux sections qui suivent, nous nous proposons d'examiner l'importance des produits forestiers dans la nutrition en général, et leur rôle dans la sécurité alimentaire des ménages. La Figure 1 illustre certains des liens qui unissent foresterie et sécurité alimentaire. Les aliments forestiers (voir la section précédente), la production fourragère et les fonctions de protection (comme l'amélioration de la fertilité des sols) contribuent tous directement à augmenter la quantité de vivres disponibles pour les ménages. Outre ces produits, le bois de feu et les matières premières pour les entreprises forestières (qui seront examinés au chapitre 3) procurent un revenu en espèces permettant d'acheter des vivres. Enfin, les produits forestiers comme le bois de feu et les substances médicinales peuvent avoir une incidence sur la santé, donc sur le bien-être nutritionnel des populations. La figure suivante illustre les liens essentiels entre les approvisionnements vivriers et l'état de santé des populations: si les liens entre la santé et la nutrition peuvent être fort complexes, certains troubles de santé à composante nutritionnelle sont communs à beaucoup de pays en développement (on en trouvera ci-après quelques exemples). Il est hors de notre propos d'étudier ces liens en détail, mais il est clair qu'il est indispensable d'identifier dans un premier temps les problèmes nutritionnels clés pour pouvoir ensuite évaluer le rôle potentiel de la foresterie dans l'amélioration de l'alimentation des ménages et le bien-être nutritionnel global des populations.

Exemples de problèmes liés à la nutrition

Ration énergétique insuffisante et déséquilibre du rapport énergie-protéines:

Le problème nutritionnel le plus grave est probablement celui du déficit énergétique résultant de ce que les nutritionnistes appellent la carence protéino-énergétique. Dans la plupart des cas, la meilleure façon de résoudre le problème est d'accroître la ration alimentaire, surtout en aliments énergétiques. Souvent les pénuries alimentaires sont de caractère très saisonnier. Dans le nord de l'Afrique de l'Ouest par exemple, Annegers (1973c) a noté que les carences énergétiques sont saisonnières, et que, si les régimes de nombreuses populations du nord sont pauvres en énergie, ils sont riches en protéines. Dans le sud, par contre, les régimes à base de tubercules sont en général pauvres tant en protéines qu'en énergie. On observe une incidence plus élevée des malnutritions par carence protéino-énergétique dans le sud que dans le nord. Le même phénomène a été observé par plusieurs autres auteurs, notamment Chambers et Longhurst (1986). Dans ces cas, les aliments forestiers riches en lipides constitueraient un complément alimentaire approprié. En général, à l'exception des graines et des fruits à fort contenu lipidique, les aliments forestiers ne peuvent guère répondre aux besoins énergétiques des populations rurales, du moins sur une grande échelle.

FIGURE 1 Les liens entre la foresterie et la sécurité alimentaire des ménages

Apports insuffisants de vitamine A:

C'est là le plus notoire des problèmes nutritionnels. La carence en vitamine A peut entraîner la cécité; chaque année, dans le Sud-est asiatique, 250 000 enfants deviennent aveugles par manque de vitamine A (FAO 1983b). De nombreuses espèces de fruits, ainsi que de feuilles, constituent de bonnes sources de vitamine A, tout comme l'huile de palme qui est très largement consommée dans toute l'Afrique de l'Ouest. Longhurst (1985) estime que cette huile fournit 14 pour cent de la ration énergétique totale en Sierra Leone, et qu'elle est également la première source de vitamine A. Outre la quantité de vitamines consommée, d'autres facteurs influent sur l'aptitude de l'organisme à utiliser la vitamine A. Celle-ci a besoin de lipides pour être métabolisée: ainsi un régime pauvre en lipides peut favoriser les carences en vitamine A. C'est pourquoi, outre les fruits, noix et graines oléagineuses, aident à combler cette insuffisance nutritionnelle.

Apport insuffisant de riboflavine:

Les troubles d'origine nutritionnelle liés à l'insuffisance des apports de riboflavine sont fréquents, et se traduisent par des manifestations oculaires et cutanées qui dénotent une carence en vitamines du groupe B. Caldwell et Enoch (1972) ont observé que la carence en riboflavine est très répandue dans le Sud-Est asiatique. Campell-Platt (1980) a noté que ce problème est aussi fréquent en Afrique. De nombreux aliments forestiers, notamment certaines feuilles, sont riches en riboflavine. Caldwell a observé que les légumes sauvages à feuilles sont sensiblement plus riches en riboflavine que les variétés cultivées, avec une fourchette de 0,4–1,2 mg/100 g contre 0,3–1 mg/100 g. Les feuilles de l'anacardier sont les plus riches à cet égard, et sont comparables à l'oeuf, au lait et au poisson. On trouvera dans les annexes des données chiffrées sur la teneur spécifique en éléments nutritifs des espèces vivrières forestières.

Carence en fer et apports insuffisants d'autres sels minéraux:

Le fer est indispensable à la synthèse de l'hémoglobine. La carence en fer est un problème sanitaire majeur dans de nombreuses régions, et notamment en Afrique. Elle se traduit par l'anémie. Le fer est particulièrement important pour les femmes enceintes et les mères allaitantes. De nombreux aliments forestiers, certaines feuilles surtout, apportent du fer assimilable (voir Appendice 1 pour la composition en nutriments de diverses feuilles d'essences forestières) (Latham 1979).

D'autres sels minéraux sont aussi indispensables à l'équilibre du régime alimentaire. Quoique schématique et sans nul doute simpliste, le rappel qui suit donne une idée de ce qui est “essentiel”:

Manque de diversité de l'alimentation:

Les quantités d'aliments consommées ne permettent pas d'évaluer précisément le niveau nutritionnel. Un régime alimentaire varié aura plus de chances d'être nutritionnellement équilibré qu'un régime abondant mais pauvre. Qui plus est l'association de différents aliments, même en petites quantités, améliore la saveur de l'aliment de base, riz ou mil, et a donc tendance à accroître la quantité de céréales que l'on absorbera volontiers.

L'une des causes les plus communes des carences nutritionnelles et de l'insécurité alimentaire en général semble être la diminution de la diversité des régimes alimentaires traditionnels (Parkinson 1982, Thaman 1982, Fleuret 1979, Truscott 1986). Parkinson comme Thaman ont constaté que les régimes alimentaires des insulaires du Pacifique se sont appauvris, sont devenus plus dépendants vis-à-vis des céréales importées, et font une part de plus en plus grande aux légumes exotiques, plus pauvres en nutriments que les légumes locaux. L'usage des fruits et des légumes feuillus a notamment décliné, et l'ingestion de vitamines et de sels minéraux s'en est ressentie.

On estime souvent que la hausse des revenus et l'accès aux circuits de l'économie monétaire auront des effets positifs sur l'état nutritionnel des populations. Or, plusieurs études établissent que tel n'est pas toujours le cas (voir la section «Changements au niveau des ressources forestières et de leurs usages» [p.43] pour plus de détails). Au Bangladesh, en zone rurale, Hassan et al. (1985) ont constaté que dans les villages “modernes” où l'on rentre trois récoltes de riz par an et où les approvisionnements alimentaires sont mieux assurés en toutes saisons, l'incidence de la malnutrition est supérieure à celle que l'on rencontre dans les villages traditionnels, qui ne rentrent que deux récoltes de riz par an. Ces auteurs en ont conclu qu'il fallait incriminer la moindre diversité de l'alimentation, la dépense énergétique plus élevée (due à la troisième campagne rizicole annuelle), et le manque d'hygiène. Certaines comparaisons intéressantes se sont dessinées. Si les villageois modernes consomment davantage de riz et de blé, absorbent une ration énergétique supérieure, et plus de protéines par jour et par personne, les villageois traditionnels consomment plus de racines et tubercules (89 g/personne/jour, contre 26 g/p/j), davantage de légumineuses à graines (21 g contre 14 g), davantage de légumes (surtout à feuilles) et plus de fruits (191 g contre 52 g). Sur l'année donc, l'alimentation est sensiblement plus riche en sels minéraux et en vitamines dans les villages traditionnels que dans les villages modernes.

Foresterie et santé

Les liens entre santé et nutrition sont clairs. Les rapports entre foresterie, plantes médicinales et nutrition sont extrêmement importants, même s'ils ont été quelque peu négligés par la recherche. De nombreux troubles intestinaux peuvent par exemple conduire à la malnutrition parce que l'organisme n'est pas en état d'assimiler correctement les aliments. De plus, la maladie est débilitante et réduit l'efficacité de la main-d'œuvre en période de pointe de l'activité agricole, par exemple au moment des semis.

C'est de la forêt que proviennent les seuls médicaments dont dispose la grande majorité de la population mondiale (de 75 à 90 pour cent des habitants des pays en développement). De nombreuses études ont inventorié l'utilisation faite des plantes médicinales tirées de la forêt (voir par exemple Burkhill 1985; Kerharo et Adam 1974, Heinz et Maguire 1974, et Von Maydell 1986). Ce n'est pas notre propos ici de traiter de l'efficacité de ces thérapeutiques, mais certains points doivent être soulignés: certaines plantes contiennent des concentrations élevées de substances chimiques qui sont la base des équivalents pharmaceutiques modernes; par ailleurs, beaucoup de plantes choisies pour leurs propriétés médicinales présentent de fortes concentrations de vitamines et de sels minéraux qui peuvent concourir à lutter contre les troubles dus à des carences vitaminiques, ou répondre à un besoin de complément de tel ou tel nutriment.

La qualité de l'eau a une incidence directe sur la morbidité. La forêt et les produits forestiers ont des effets tant directs qu'indirects sur l'eau: en effet, la forêt, outre qu'elle agit comme un filtre et réduit la charge solide des cours d'eau, joue un rôle dans la régulation des débits, et peut assurer des disponibilités plus régulières tout au long de l'année. Les pénuries de bois de feu ont aussi une incidence sur la qualité de l'eau de consommation, car elles poussent à réduire la cuisson et à se passer d'eau bouillie.

Quelques essences forestières ont des propriétés intéressantes du point de vue de la qualité de l'eau. Moringa sp.est par exemple utilisé par les femmes d'Egypte et du Soudan pour clarifier les eaux troubles. Les graines de cet arbre contiennent en effet des agents coagulants naturels qui donnent en une heure ou deux à l'eau la impidité d'une bonne eau de robinet. L'élimination de la turbidité s'accompagne de celle de 98 à 99 pour cent des bactéries indicateurs. Ainsi l'utilisation des graines de Moringa se prête à une technologie bon marché d'assainissement de l'eau, au bénéfice de la santé des commmunautés rurales (Jahn et al. 1986).

Les fruits de Balanites aegyptiaca et de Swartzia madagascarensis contiennent des saponines. Ces substances sont mortelles pour les escargots qui servent d'hôte intermédiaire à la fois aux bilharzies et aux puces d'eau qui accueillent les filaires. Planter ces espèces le long des canaux d'irrigation contribuerait grandement à prévenir les parasitoses correspondantes (Wickens, 1986). D'autres essences présentent d'importantes propriétés molluscicides: Balanites aegyptica par le biais de son écorce et de ses fruits, Anacardium occidentale par ses coques, et Phytolacca dodecandra et Swartzia madagascariensis par ses graines. D'autre part, les forêts sont parfois l'habitat de certains vecteurs de maladies endémiques. Le plus notoire est la mouche tsé-tsé, qui transmet à l'homme et aux bovins la trypanosomiase. L'aire de l'élevage et de l'utilisation de bovins en Afrique est directement liée à la présence de la mouche tsé-tsé. Les vecteurs de maladies menacent les populations humaines à la fois directement, et indirectement en hypothéquant la nutrition par suite d'une limitation des disponibilités en protéines animales et en lait.

Quelques plantes médicinales courantes:
1. Heliconia rostrata
2.
Bixa orellana
3.
Passiflora coccinea
4.
Jatropha gossypifolla

Bois de feu et nutrition

Dans la plupart des communautés rurales du tiers monde, le bois de feu est la principale source d'énergie. Toute la cuisson et la plupart des opérations de transformation en dépendent, aussi les disponibilités en bois de feu affectent indirectement la stabilité et la qualité des disponibilités vivrières. Comme les réserves de bois de feu déclinent dans bien des zones rurales, il faut examiner quelles conséquences cela peut avoir sur la nutrition. Rares sont les études spécifiques et les données chiffrées, mais quelques relations importantes sont bien établies: la Figure 2 résume les liens entre l'état des ressources forestières, les disponibilités en bois de feu, la main-d'œuvre féminine et la nutrition des ménages.

Disponibilité du bois de feu et quantité d'aliments disponibles ou cuisinés.

Cecelski (1984) signale qu'en Somalie, on a vu des réfugiés donner leurs rations de haricots à leur bétail, ou les abandonner, faute de pouvoir acheter le bois de feu nécessaire pour les cuire. Ce cas est extrême, mais il illustre le fait que les céréales entières et les légumineuses ne sont pas comestibles sans cuisson.

Dans son étude sur le bois de feu au Ghana, Ardyfio (1986) constate qu'au cours de l'année qu'a duré son enquête, la fraction du budget familial absorbée par l'achat de bois de feu est passée dans un village de 1 à 16,3 pour cent. Ainsi, une partie de l'argent qui servait normalement à acheter des vivres a dû être consacrée à acheter du bois de feu. Nombre d'auteurs signalent une réduction du nombre des repas cuisinés (Agarwal 1986, Alcantara et al. 1985, Cecelski 1984). Il n'est pas certain que la quantité totale de vivres consommés en soit réduite, ni que la pénurie de bois de feu soit le facteur déterminant dans ce phénomène. En général, la rareté du bois de feu est associée à d'autres problèmes, comme les pénuries alimentaires, l'alourdissement des charges de travail, la commercialisation et la disponibilité de produits alimentaires transformés.

Au Rwanda, 62 pour cent des familles ne cuisinent qu'une fois par jour. Dans 33 pour cent des ménages, on cuisine moins souvent encore (Lidju et Bamuhiga 1982). Au Soudan, Hammer (1982) rapporte que l'on ne prépare plus qu'un seul repas par jour, au lieu des trois repas traditionnels, en raison du manque de bois de feu. Cette réduction du nombre des repas cuisinés est nocive pour l'état nutritionnel des jeunes enfants, car l'aliment de base étant riche en amidon, l'organisme jeune ne peut assimiler une ration calorique suffisante en un seul repas (Cecelski 1984).

Pénurie de bois de feu et qualité des aliments consommés

Le manque de bois de feu nuit à la qualité de l'alimentation si les femmes sont obligées de moins cuisiner et de moins cuire les aliments; parfois on consomme des aliments manquant de cuisson, parfois on se contente de réchauffer des restes. Au Pérou, Alcantara et al. (1985) ont constaté que, dans un secteur d'étude, la consommation d'aliments à demi-cuits était fréquente, et que l'état nutritionnel des familles en souffrait, surtout à la saison des pluies. Il en est de même au Népal où la consommation d'aliments crus augmente sous l'effet du manque de bois de feu (Cecelski 1984). Le manque de cuisson et le fait de réchauffer les restes peut se solder par une incidence plus forte des maladies. C'est notamment le cas pour les viandes (à cause des parasites), les tubercules, et les légumineuses (car la cuisson élimine les substances toxiques).

FIGURE 2 Liens entre la forêt, le bois de feu, la main-d'œuvre féminine et la nutrition des ménages

Source: Soemarwoto et Soemarwoto 1984
Basé sur Danoesastro 1980

Certains changements du régime alimentaire sont également associés aux pénuries de bois de feu. Plusieurs auteurs notent en particulier un accroissement de la consommation de mets et de collations déjà préparés, en réaction au manque de bois de feu (Cecelski 1984, Agarwal 1986). On estime en général que ces aliments sont de qualité nutritionnelle inférieure aux aliments traditionnels, sans guère de preuves il est vrai. De nombreux facteurs jouent dans le changement des habitudes alimentaires évoqué ci-dessus, notamment le revenu disponible, la demande de main-d'œuvre, et l'évolution des valeurs culturelles. Il est toutefois évident que les disponibilités de bois de feu sont liées à certains besoins et problèmes nutritionnels.

Plusieurs auteurs suggèrent que les femmes ne peuvent accorder plus d'un certain nombre d'heures à la collecte du bois de feu et à la confection des repas. Plus la corvée de bois est longue, moins il reste de temps pour cuisiner. Au Pérou, le ramassage du bois et la cuisine prenaient en moyenne cinq heures par jour. A mesure qu'il fallait plus de temps pour trouver le bois (de 10 à 33 pour cent), le temps consacré à la préparation des repas diminuait (de 90 à 67 pour cent) (Alcantara et al. 1985).

Bois de feu et transformation des produits alimentaires

La transformation des produits alimentaires est d'une importance capitale pour la régularité des apports nutritionnels, car elle permet de disposer de vivres même dans les périodes non productives. Traditionnellement les produits sont fumés, séchés, ou cuits et conservés. Kamara (1986) a constaté en Sierra Leone que 13,4 pour cent du bois de feu utilisé par les ménages servait à transformer les produits de l'exploitation. Mascarenhas et al. (1983) ont rapporté que 90 pour cent du poisson capturé dans le lac Victoria en Tanzanie était fumé. La pénurie de bois de feu dans la région a provoqué une hausse des coûts de transformation, qui a été répercutée sur les consommateurs. Dans d'autres régions de pêche, on fume un moindre pourcentage des captures de poisson: 35 pour cent à Arusha, 50 pour cent à Dodoma, et 57 pour cent à Singida. Ces auteurs ont aussi noté que 80 pour cent des ménages brassaient de la bière en utilisant du bois de feu. Dans une autre étude sur les pêcheries du lac Victoria. Mnzava (1981) rapporte que 59 000 tonnes de poisson (sur une capture totale de 65 415 tonnes) ont été fumées en 1977. En outre, il estime qu'environ 30 pour cent des captures ont été consommées directement, hors statistiques, et qu'une fraction de ces poissons ont été fumés. Entre 1975 et 1981, environ 152 000 m3 de bois auraient servi à fumer 759 000 tonnes de poisson.

Effets positifs des jardins de case et des arbres de l'exploitation agricole sur la nutrition globale des ménages

Il est important, dans la perspective de projets forestiers liés à la nutrition, de bien percevoir le rôle des arbres de l'exploitation agricole dans la satisfaction des besoins nutritionnels des ménages. Il est courant que des arbres soient conservés dans les champs, ou plantés aux abords de l'habitation, pour pouvoir profiter des aliments qu'ils produisent et en tirer le cas échant un revenu (voir la section «L'arboriculture et les objectifs et ressources des agriculteurs» [p.99] pour plus de précisions sur les jardins domestiques). Dans une étude consacrée aux jardins que cultivent les femmes à Porto Rico, Immink et al. (1981) constatent que ces jardins ont un effet bénéfique sur l'état nutritionnel global du ménage. Il apparaît que le jardin accroît les disponibilités alimentaires totales à certaines saisons, et améliore les apports de vitamines A et C, surtout chez les enfants.

De même, dans le cadre d'une enquête sur 40 ménages philippins possédant un jardin domestique, Sommers (1978) a constaté que, dans presque tous les cas, les niveaux quotidiens recommandés de vitamine A, vitamine C, fer et calcium étaient atteints: plus de la moitié des ménages tiraient du jardin une part appréciable de l'apport recommandé de thiamine, riboflavine et niacine, tandis qu'un ménage sur quatre obtenait aussi de quoi satisfaire ses besoins en protéines et en énergie. Okafor et Fernandez (1987) rapportent, sur la base d'une analyse des parties comestibles (fruits, graines, noix) de certains arbres présents dans les jardins de case du sud-est du Nigéria, que la plupart d'entre eux contiennent des quantités appréciables de lipides et de protéines. Ils ont notamment constaté que les graines d'Irvingia gabonensis, les noix de Tetracarpidium conophorum et la pulpe des fruits de Dacryoides edulis sont riches en lipides (44–72 pour cent), tandis que les noix de T. conophorum et de Pentaclethra macrophylla contiennent des quantités élevées de protéines (15–47 pour cent).

Widagda (1981) rapporte que les jardins domestiques de l'ouest de Java produisent 4,5 millions de calories et 58,5 kg de protéines à l'hectare, ce qui est honorable en comparaison des 5,15 millions de calories et des 113,5 kg de protéines d'un hectare de riz irrigué. Soemarwoto (1987) a constaté que les rizières avaient un meilleur rendement protéique et énergétique que le jardin domestique, mais que ce dernier donnait des produits plus riches en calcium, en vitamine A et en vitamine C.

Dans le nord de la Thaïlande, Grandstaff et al. (1985) ont constaté que la grande majorité des arbres plantés dans les rizières et sur les diguettes, ainsi que beaucoup d'essences spontanées, avaient des usages alimentaires. Gielen (1982) a observé qu'un nombre croissant d'agriculteurs de Machakos, au Kenya, cultivaient des arbres fruitiers. Soixanteneuf pour cent des agriculteurs cultivaient des bananes pour disposer de vivres en période de soudure.

LA CONTRIBUTION DES ALIMENTS D'ORIGINE FORESTIERE A LA SECURITE ALIMENTAIRE DES MENAGES

Les deux premières sections de ce chapitre ont établi que de nombreux produits utiles étaient obtenus dans les zones boisées. Les principales raisons pour lesquelles on exploite les ressources comestibles de la forêt sont les suivantes:

Les combustibles forestiers sont aussi importants pour assurer ou améliorer la sécurité alimentaire. Ils fournissent l'énergie requise pour préparer, ou transformer, des produits inconsommables crus, et pour conserver des aliments en prévision des périodes non productives et des pénuries saisonnières. Les principales contributions des aliments forestiers à la sécurité alimentaire sont au nombre de trois: ils sont une source complémentaire de vivres; ils sont source de diversité saisonnière dans le régime alimentaire; enfin ils constituent une réserve d'urgence quand les autres denrées viennent à manquer.

Le rôle de complément des aliments forestiers

Certains aliments forestiers, notamment les légumes feuillus et les animaux sauvages, sont utilisés toute l'année par les communautés rurales. Fleuret (1979) et Tallantaire (1975) ont tous deux constaté que les feuilles sauvages sont un ingrédient essentiel des plats que l'on consomme quotidiennement toute l'année. Elles apportent diversité et saveur aux aliments de base, et favorisent une alimentation plus abondante. En outre, elles sont sources de vitamines et de sels minéraux dans un régime où les céréales dominent.

Newman (1975) a observé que les Sandawe accompagnent 45 pour cent de leurs repas de plantes sauvages, et ce toute l'année. L'utilisation des plantes cueillies à l'état sauvage n'est pas saisonnière: chaque mois on utilise deux ou trois espèces différentes. De nombreux pasteurs ne constituent pas de réserves, ni ne transportent de vivres sur de grandes distances, mais ils se contentent des produits de saison qu'offrent les zones forestières. Ainsi, bien que l'utilisation de certaines espèces puisse être saisonnière, les produits de la forêt complètent dans l'ensemble l'alimentation des populations rurales tout au long de l'année (Benefice et Chevassas-Agnes 1981).

Quelques aliments forestiers sont disponibles tout au long de l'année. Boscia senegalensis, par exemple, est consommé toute l'année comme aliment de base par les Peuls du Sénégal (B. Becker 1983). Mais le caractère saisonnier éventuel de la consommation de subsistance du gibier n'a guère été étudié. Il est probable que les rongeurs et autres animaux de petite taille sont présents toute l'année, mais la consommation peut en être saisonnière. Immink et al. (1981) établissent dans leur étude des jardins de case de Porto Rico que ces systèmes fournissent toute l'année des vitamines, des protéines et des apports énergétiques. En outre, les produits forestiers transformés, comme le parkia, ou dawadawa, complètent l'alimentation sans interruption saisonnière. Campbell-Platt (1980) a constaté que le dawadawa (parkia fermenté) se conserve plus d'un an.

C'est le plus souvent comme collation, ou comme supplément, que les fruits sauvages ou cultivés sont consommés. On sait mal quelles quantités de fruits sont ainsi consommées, et quelle est leur valeur nutritionnelle. Les études sont en général axées sur les principaux repas, et sur les marchés locaux; aussi les collations diverses sont souvent sousestimées. Le terme lui-même dénote l'idée d'appoint, quand bien même la consommation de fruits peut être importante, surtout à la saison des semis (et notamment quand la pénurie guette et que le temps disponible pour cuisiner manque).

Traditionnellement, les gens mangent des fruits entre les repas sur le lieu de travail, c'est-à-dire en gardant les troupeaux, en ramassant du bois, ou aux champs. C'est pourquoi, il y a souvent des arbres fruitiers en bordure de champ ou près des autres lieux de travail.

Ogle et Grivetti (1985) fournissent des renseignements sur la consommation d'aliments de collation au Swaziland. Ils calculent la fréquence de consommation en notant combien de fois les personnes interrogées se souviennent d'avoir mangé un produit en saison. Ils ont ainsi identifié 53 espèces que plus de 50 pour cent des adultes avaient citées. Douze d'entre elles sont utilisées fréquemment (plus de deux fois par semaine) par un adulte sur deux. Cinquante espèces sont consommées le plus souvent par les enfants, et certaines d'entre elles sont explicitement qualifiées d'aliments pour enfants. D'ailleurs, les enfants du terroir connaissent bien les ressources en fruits sauvages, et en sont les premiers usagers. Les auteurs ont noté que la plupart des enfants avaient un long chemin à parcourir pour aller à l'école, et mangeaient des fruits et autres produits sauvages chemin faisant. Ils ont noté aussi que la consommation de fruits par les enfants était importante au plan nutritionnel.

Importance saisonnière des aliments tirés de la forêt et des arbres

L'utilisation des produits forestiers que l'on connaît le mieux, et qui est la plus importante, est celle de répondre à des besoins alimentaires saisonniers. La plupart des communautés agricoles connaissent des périodes de soudure entre les campagnes successives, au cours desquelles la faim se fait souvent sentir. Ces périodes se situent le plus souvent entre la fin de la saison sèche et le début, voire le milieu de la saison humide (Longhurst 1985, Hassan et al. 1985, Hussain 1985, Ogubu 1973, Chambers et Longhurst 1986).

Les problèmes nutritionnels saisonniers n'ont pas pour seule raison l'alternance d'une saison sèche et d'une saison humide; certains facteurs institutionnels sont aussi générateurs d'un état de pénurie alimentaire. Par exemple, la scolarisation de masse prive les campagnes de main-d'œuvre, et impose aussi le paiement non échelonné des droits d'inscription. Truscott (1986) note que les agriculteurs comptent sur leurs ventes de légumes, étalées sur l'année, pour se procurer l'argent nécessaire à leurs achats alimentaires, tandis que l'argent des récoltes annuelles est mis de côté pour payer les frais de scolarité et les engrais. Dans son analyse des facteurs saisonniers induits, Moris (1985) note que les frais de scolarité doivent se régler selon un calendrier administratif qui ne correspond pas nécessairement au calendrier des rentrées agricoles. La vente des récoltes ne correspond donc pas aux périodes de gros besoins d'espèces de l'année civile, ce qui rèduit les disponibilités pour acheter des vivres quand il le faut. Chambers et al. (1979) soutiennent que certains facteurs saisonniers de caractère administratif, comme les perturbations des services publics ou privés en zone rurale, peuvent donner lieu à des pénuries vivrières temporaires ou aggraver les pénuries de caractère saisonnier ou climatique. Or, les transports et les approvisionnements en zone rurale, par exemple, sont souvent perturbés en raison du manque fréquent de carburant et de pièces détachées.

Annegers (1973c) a observé que les approvisionnements vivriers des zones sahélienne et soudanienne d'Afrique de l'Ouest étaient saisonniers, alors que la zone guinéenne était exempte de pénuries saisonnières. La cueillette de fruits et de noix, et la capture de gibier sont pratiquées surtout à la saison creuse des travaux agricoles. Au Bangladesh, il y a deux périodes de soudure chaque année (avant la récolte de riz de chacune des campagnes). Hassan et al. (1985) ont constaté que les légumes étaient disponibles toute l'année, tandis que les fruits venaient à maturité surtout pendant l'une des deux périodes de soudure. Dans les villages traditionnels (pour les distinguer des villages de colons récemment installés, dits modernes), l'usage de racines et de tubercules s'accroît fortement pendant l'une des périodes de soudure, tandis que la consommation de légumes décroît quelque peu (bien que celle-ci soit notablement supérieure sur l'année à celle de tous les autres produits, riz excepté). On consomme des fruits en grande quantité pendant la soudure de mai et juin (191 grammes par personne et par jour à ce moment de l'année, contre à peine un gramme après la récolte du riz). L'utilisation du poisson est aussi saisonnière: elle augmente beaucoup pendant l'une des périodes de soudure (passant de 10 à 36 grammes par personne et par jour en octobre et novembre).

Au Sénégal, B. Becker (1983) a constaté que les aliments sauvages servaient surtout à compenser les déficits vitaminiques se produisant en début de saison humide. Elle note que la plupart des fruits utilisés ne viennent pas à maturité pendant la période de soudure, mais au contraire en fin de saison des pluies. La récolte des fruits tombe donc au même moment que la récolte des céréales. Seules deux essences, Boscia spp. (qui fructifie toute l'année) et Sclerocarya spp. (qui fructifie en fin de saison sèche) sont donc utilisables pendant la période critique. Cet exemple montre bien que les arbres ne donnent pas toujours leur produit quand le besoin s'en fait sentir.

Au Swaziland, c'est pendant les mois de printemps et d'hiver que les plantes vivrières sauvages sont les plus intensivement utilisées. Néanmoins, 56 pour cent de la population utiliserait des aliments sauvages toute l'année. Les feuilles sauvages sont les plus couramment utilisées au printemps et en été, tandis que les fruits représentent la principale source de vitamine C en hiver et au printemps. Les chenilles, termites et larves d'abeilles sont. quant à elles, consommées de manière saisonnière (Ogle et Grivetti 1985).

Dans le nord du Brésil, la saison de fructification du palmier babassou correspond à la période creuse de l'activité agricole. May et al. (1985a) notent que ses fruits et leurs amandes contribuent notablement à l'alimentation pendant cette période de soudure.

Au Zimbabwe, la plupart des fruits sont consommés pendant la période de soudure. B.M. Campbell (1986) constate toutefois que la période de pointe de cueillette et de consommation des fruits sauvages ne correspond pas à la principale saison de fructification. Les gens mangent des fruits pour compléter leur alimentation au moment où ils en ont le plus besoin, et non pas quand les fruits sont les plus abondants et les plus faciles à trouver. Trois essences fruitières jouissent de la préférence, et sont conservées de manière sélective sur les terres agricoles.

Enfin, comme il a déjà été dit, la contribution saisonnière des arbres fourragers à l'alimentation des animaux est importante. Dans certaines zones du Mexique, le mesquite (Prosopis tamarugo) est le principal produit d'affouragement de saison sèche. On estime qu'en 1965, 40 000 tonnes de gousses ont été utilisées comme fourrage et vendues sur le marché (Felker 1981). Dans certaines régions du Sahel, Acacia albida contribue à hauteur de 30 à 45 pour cent à l'alimentation du bétail pendant la saison sèche (Wentling in New 1984).

Le rôle des arbres en période de crise

Traditionnellement, en Afrique du moins, les arbres jouent un rôle important en temps de crise, notamment pendant les sécheresses, les famines et les guerres. Ils fournissent des aliments de secours quand les récoltes sont mauvaises, et des produits à commercialiser pour se procurer des revenus en espèces (gomme arabique par exemple). En général, les aliments auquels on recourt en periode de famine sont différents de ceux que l'on consomme régulièrement ou en complément de l'alimentation de base. Ils sont plus énergétiques, mais exigent souvent une préparation longue et compliquée, et ne sont pas particulièrement savoureux.

Irvine (1952) a répertorié de façon exhaustive les aliments de crise utilisés en Afrique de l'Ouest. Il note que les rhizomes, les racines et les tubercules sont les meilleures sources d'énergie en temps de famine, et décrit la manière dont peuvent être utilisés écorce, moelle, bourgeons, sève, tiges, feuilles, fruits, fleurs et graines de nombreuses espèces. Il distingue par ailleurs les aliments auxquels on recourt en cas de mauvaise récolte et les aliments caractéristiques des périodes de famine, et note que les fruits sauvages de la forêt jouent un rôle dans le premier cas, mais pas dans le deuxième. Quand la famine sévit, les racines et tubercules sont des aliments plus appropriés du fait de leur valeur énergétique. Ainsi on consomme les fruits du baobab pendant une pénurie saisonnière, mais on a recours à ses racines en cas de famine prolongée.

Plusieurs plantes sauvages identifiées par B. Becker (1983) ne servent qu'en cas de pénurie grave et de famine, notamment les fibres de Grewia bicolor et les graines de Combretum aculeatum. L'igname sauvage (Dioscorea sp.) est un aliment de famine classique. Malaisse et Parent (1985) ont identifié plusieurs autres plantes qui servent d'aliment en cas de famine, par exemple Encephalartos poggei, dont il faut tremper les tiges dans l'eau courante pendant trois jours avant de les sécher et de les pulvériser finement. Ces tiges sont une excellente source d'énergie (298 calories par 100 grammes) et de protéines (39,2 g/100g) (voir dans les appendices les teneurs en nutriments des racines et tubercules).

Dans son étude des plantes sauvages utilisées pour s'alimenter au Botswana, A. Campbell (1986) a constaté que les San (Boshimans) continuent d'avoir recours aux aliments sauvages en période de pénurie. Les pasteurs avaient coutume de faire très largement appel aux plantes sauvages pour leur propre subsistance et celle de leur bétail; ils continuent d'utiliser certaines plantes sauvages, mais n'ont plus recours aux espèces dites «de sécheresse» (qui exigent d'être cuites, séchées ou trempées pour devenir consommables ou être mises en réserve) qu'en cas de crise grave. Ils ont aujourd'hui plutôt tendance à recourir à l'économie de marché et à vendre des bovins ou autre bétail en cas de pénurie alimentaire. Les Batswana, eux aussi, ont une longue tradition d'utilisation des plantes sauvages, surtout de celles que l'on peut mettre en réserve et transformer en farine ou gruau. Mais aujourd'hui la brousse a en grande partie été défrichée et les ressources végétales se sont appauvries. Les espèces dites de sécheresse (racines et tubercules) sont rarement mises à contribution, car les Batswana cherchent plutôt à s'embaucher ou à vendre du bétail.

Environ 150 espèces, soit presque un cinquième du nombre total des espèces sauvages consommées en Inde, Malaisie et Thaïlande, ont été identifiées comme produits alimentaires caractéristiques des périodes de crise (FAO 1984). Les amandes d'Aesculus indica et de Shorea robusta, et l'écorce d'Acacia arabica, d'A. leucophloea, de Bombax ceiba, d'Ehretia laevis et de Premna mucronata sont réduites en fine farine pour confectionner les chapaties traditionnelles (faites normalement avec de la farine de froment ou de riz). Les tubercules et autres parties souterraines de plantes comme Arisaema concinum, Dioscorea spp., et autres remplacent facilement pommes de terre et autres tubercules cultivés. Les graines de plusieurs espèces de graminées, les bambous notamment, ont aussi leur place parmi les aliments dont on se nourrit en période de pénurie.

Le rôle des produits forestiers comestibles utilisés en cas de crise tend à se réduire avec les progrès de la commercialisation et les programmes d'aide alimentaire. Toutefois, pour beaucoup de ménages parmi les plus pauvres, les aliments forestiers “de crise” peuvent encore jouer un rôle essentiel en période difficile.

EVOLUTION DES RESSOURCES FORESTIERES ET MODIFICATIONS SIMULTANEES DE LEURS USAGES

Les changements au niveau des ressources forestières, de la commercialisation, et des usages alimentaires sont tous liés à une multitude de facteurs économiques, politiques et sociaux. Assurément, dans de nombreuses régions, la base de ressources forestières s'est considérablement réduite; des changements tant physiques qu'institutionnels sont intervenus, avec par exemple, la privatisation de pâturages communautaires. Tous ces changements se soldent par une situation commune: des populations plus nombreuses tentent d'utiliser des ressources forestières qui se raréfient. La réaction à ces changements dépend étroitement de l'existence de solutions de remplacement. Or la validité d'une solution de remplacement est fonction de ses coûts (en main-d'œuvre par exemple) et de son acceptabilité sociale (goûts, etc.).

Comme le révèle l'étude de Smith sur la consommation de viande de gibier le long de la route transamazonienne, l'utilisation des ressources forestières décroît à mesure que les disponibilités diminuent dans la zone écologiquement dégradée. Le gibier ne compte plus que pour 2 pour cent dans la consommation de protéines animales, contre 20 pour cent auparavant (J.H. Smith 1976).

Au Botswana, la brousse a été gravement dégradée dans de nombreuses zones, et beaucoup d'espèces alimentaires sauvages traditionnellement utilisées ont disparu, ou se sont raréfiées à l'extrême. Les Batswana n'utilisent guère plus ces végétaux, et se rabattent sur les vivres disponibles sur le marché. Seuls les gardiens de troupeaux dans la brousse se servent encore des espèces sauvages de façon appréciable (A. Campbell 1986). La dégradation des ressources alimentaires forestières dans les îles du Pacifique est l'une des raisons de la détérioration du régime alimentaire traditionnel et de l'incidence accrue de la malnutrition qui en a résulté (Thaman 1982).

En Afrique de l'Ouest, les rongeurs (rat géant et aulacode) sont les animaux sauvages les plus couramment consommés, en partie parce que la réglementation de la chasse interdit plus efficacement l'exploitation du gibier de plus grande taille. En outre, l'habitat de nombreuses espèces cynégétiques a disparu avec la conversion de terres forestières à l'agriculture, l'exploitation du bois et autres activités de production (Ntiamoa- Baidu 1986). Truscott (1986) rapporte que les habitants du Wedza, au Zimbabwe, ont le sentiment que leur base vivrière s'est rétrécie et fragilisée. L'une des raisons de cette fragilité est la réduction des activités de chasse (maintenant illégales), qui auparavant les approvisionnaient régulièrement en viande.

Si Fleuret (1979) a constaté que l'utilisation de plantes sauvages n'avait pas diminué au Lesotho, elle a en revanche observé que le nombre des espèces sauvages utilisées variait fortement en fonction des zones écologiques, et que la diversité était la plus faible dans les zones les plus fortement déforestées. Ogle et Grivetti (1985) ont aussi noté que l'éventail des végétaux sauvages utilisés variait en fonction des conditions du milieu. Dans le Lowveld, où subsistent de grandes superficies forestières et où l'agriculture donne des résultats très imprévisibles, l'utilisation des aliments sauvages est plus fréquente. Par ailleurs, dans les zones les plus transformées et perturbées au plan écologique du Swaziland (Middleveld), on consomme davantage de variétés de feuilles sauvages comestibles qu'ailleurs. Ce phénomène illustre une façon intéressante de répondre au déclin des ressources naturelles locales, les gens n'ayant pas cessé de cueillir des végétaux sauvages lorsque les espèces locales ont disparu: ils leur ont substitué les “mauvaises herbes agricoles” qui poussent dans les champs cultivés ou laissés en jachère.

Ogle et Grivetti ont démontré que l'utilisation de plantes sauvages conserve une grande importance au Swaziland. Parallèlement, les entretiens qu'ils rapportent révèlent que nombre des espèces autrefois disponibles étaient soit éteintes, soit trop rares pour être valablement exploitées. Les personnes concernées associaient la disponibilité moindre des espèces à l'accroissement de la population, à l'extension de l'agriculture, au pâturage d'un cheptel bovin accru, et à la construction de routes. Ce déclin des ressources était une préoccupation importante pour 58 pour cent des Swazi adultes interrogés. Les raisons par lesquelles ils justifiaient la poursuite de leur utilisation des plantes sauvages étaient les suivantes: meilleure saveur, valeur culturelle, meilleurs effets sur la santé, et gratuité. Par ailleurs, beaucoup pensaient, qu'avec le temps, l'utilisation des plantes sauvages diminuerait, expliquant ce déclin par une moindre disponibilité et par la saveur, insipide ou quelconque, de certaines d'entre elles.

A. Campbell (1986) a observé qu'au Botswana l'utilisation de plantes sauvages décline en raison de leur moindre disponibilité, de changements d'attitude (elles sont considérées comme aliments de pauvres), et de changements de mode de vie (on passe moins de temps en brousse).

A mesure que les ressources vivrières naturelles se raréfient, les connaissances à leur sujet se perdent. Plusieurs auteurs ont noté le désintérêt de la jeune génération pour ces ressources, et la perte culturelle correspondante. La scolarisation sort les enfants de leur milieu naturel et les prive de l'apprentissage pratique des usages des plantes sauvages. Au Swaziland, à l'inverse, les enfants ont conservé un niveau élevé de connaissances en matière de ressources végétales spontanées et consomment beaucoup d'aliments sauvages. Les écoliers mangent plus de cinquante espèces de fruits et en plus grande quantité que les adultes. Ogle et Grivetti estiment que c'est notamment le manque d'écoles qui est la cause de ce phénomène: les enfants parcourent un plus long chemin pour aller en classe, ou bien sont pensionnaires: dans les deux cas ils voient et apprennent à connaître plus de plantes, surtout quand le domicile et l'école se trouvent dans des zones écologiques différentes.

Les changements intervenus dans l'économie rurale ont eu aussi, dans certains cas, des effets négatifs sur la nutrition. On estime souvent que l'accroissement du revenu et l'entrée dans une économie monétaire améliorent la situation nutritionnelle des populations rurales, mais c'est parfois l'inverse qui se produit, comme le montrent certaines études (Longhurst 1985). Cette constatation est lourde de conséquences pour les projets forestiers visant à accroître les revenus en espèces et à améliorer la nutrition, car les deux ne vont pas nécessairement de pair. Il faut donc que les buts et les groupes cibles soient bien définis, et que les problèmes et les objectifs nutritionnels soient bien compris.

Dans une zone de l'Usambara où se pratiquent des cultures de rente, en Tanzanie, Korte (1972) a comparé les mensurations anthropométriques des enfants des familles cultivant des légumes comme culture de rente et de ceux des familles n'en cultivant pas. Il a trouvé davantage de signes de malnutrition chez les enfants des agriculteurs de rente, soit que l'argent dérivé des ventes ne suffisait pas à acheter autant de vivres que n'en procure l'agriculture de subsistance, soit que des cultures de rente avaient été substituées aux aliments traditionnels de plus grande valeur nutritionnelle. A l'inverse. Attems (1967 in Fleuret 1979) a étudié trois communautés présentant divers degrés d'intégration dans les circuits commerciaux, et a constaté que plus la commercialisation et la production de rente étaient poussées, plus les apports énergétiques étaient élevés, et que la société la moins tournée vers la commercialisation était celle qui répondait le moins bien aux besoins énergétiques (et partant nutritionnels) de ses membres.

Feuilles, fruits et écorce de Ziziphus spina christi
Le céphalophe, un gibier prisé

Une autre réponse à la dégradation de la disponibilité des ressources consiste à protéger ou à incorporer les dites ressources dans les systèmes de production agricole. Au Zimbabwe, B.M. Campbell (1986) a noté que les résidents des zones les plus gravement déforestées avaient sauvegardé de manière sélective leurs essences fruitières préférées, et que la fréquence de consommation des espèces prisées n'était pas subordonnée à l'état de la zone forestière. En revanche, la déforestation avait porté atteinte au nombre et à l'utilisation des essences fruitières sauvages moins appréciées.

Plusieurs auteurs ont noté que des agriculteurs de plus en plus nombreux incorporent des arbres fruitiers dans leur système d'exploitation agricole (Neunhauser et al. 1986, Gielen 1982). C'est en partie à des fins commerciales, mais la régularité des approvisionnements en vivres du ménage toute l'année compte aussi.

On estime en général que la commercialisation réduit la consommation et l'utilisation des aliments sauvages. Campbell a constaté qu'au Botswana, la consommation de plantes sauvages cédait le pas aux produits commerciaux plus commodes d'usage. D'autre part, l'étude d'Ogle et Grivetti au Swaziland, celle de Fleuret en Tanzanie et celle de Campbell-Platt en Afrique de l'Ouest montrent qu'en dépit de la commercialisation, la consommation d'aliments végétaux sauvages reste importante. Dans certains cas, la commercialisation a ouvert de nouveaux débouchés aux produits de la forêt. Campbell-Platt (1980) note que le dawadawa (Parkia sp.) se vend couramment sur les marchés d'Accra (Ghana), fort loin de son aire de consommation d'origine.

Asibey (1978) a clairement démontré qu'il existe un marché commercial de la viande de gibier en Afrique de l'Ouest. Le prix moyen du gibier est supérieur à celui de la viande d'animaux domestiques sur tous les marchés observés en Afrique de l'Ouest. De nombreux auteurs relèvent que divers produits forestiers sont vendus le long des routes. Aucune étude systématique sur la portée économique de ces activités de cueillette commerciale n'a été effectuée, mais il est certain qu'elles dénotent la haute estime qu'ont les populations rurales pour les produits alimentaires forestiers.

INCORPORATION DES ASPECTS NUTRITIONNELS DANS LES ACTIVITES FORESTIERES

En général, les aliments forestiers ne sont pas, et ne sauraient devenir, des produits vivriers de base. Toutefois, la contribution des ressources forestières à la sécurité alimentaire des ménages est importante, et ne devrait plus être considérée comme “mineure”. Elles ont traditionnellement répondu à des besoins nutritionnels spécifiques, et pourraient encore y répondre, si les forêts étaient aménagées dans cette optique. Il convient de bien comprendre le rôle des produits forestiers avant de planifier leur utilisation accrue et d'aménager la forêt dans ce sens. Nous examinerons ci-après certaines des considérations qui doivent présider à l'intégration des besoins nutritionnels dans les activités forestières.

Identifier les problèmes nutritionnels

Pour que les projets forestiers puisse être orientés vers la solution des problèmes nutritionnels, il faut bien les connaître et avoir cerné les insuffisances du régime alimentaire local, ainsi que les besoins de main-d'œuvre qui déterminent les périodes de forte dépense énergétique. Dans certaines zones, des vitamines particulières peuvent manquer (par exemple là où l'alimentation basée sur le maïs est pauvre en niacine). Ailleurs, c'est l'apport énergétique qui sera insuffisant. L'analyse des carences saisonnières de nutriments dans l'alimentation des Peuls du Sénégal montre bien de quel type d'informations il faut disposer pour planifier des interventions (voir Figure 3). Les déficits saisonniers d'éléments énergétiques, de vitamines A, B et C se produisent en début de saison des pluies. Les périodes de pointe de la consommation de vitamines A et C coïncident avec celles de forte consommation des feuilles de Cassia obtusifolia, qui en sont une bonne source. Dans ce cas particulier, des essences donnant des produits comestibles riches en vitamines pendant les mois de juin et juillet seraient de la plus haute utilité au plan nutritionnel. Ces renseignements d'ordre nutritionnel doivent être associés à des données écologiques (époque de fructification par exemple), culturelles (préférences alimentaires), et économiques (par exemple périodes de pénurie de main-d'œuvre).

Cassia obtusifolia

FIGURE 3 Carences saisonnières dans l'alimentation des Peuls (Ferlo, Sénégal)

Source: B. Becker, 1983

Mais il ne suffit pas de connaître les problèmes d'alimentation et de nutrition. Il faut aussi tenir compte des goûts et des valeurs culturelles, car certaines peuvent exclure d'office certains aliments que l'on tenterait d'introduire. Il faut en outre tenir compte du calendrier des besoins d'argent en espèces, du paiement des récoltes et d'autres rentrées éventuelles, car de nombreux facteurs saisonniers de caractère institutionnel peuvent modifier les schémas d'utilisation des ressources. Une arboriculture commerciale visant à compenser les pénuries provoquées par ces facteurs institutionnels, peut également influer directement sur la sécurité alimentaire des ménages. Par ailleurs, les périodes de gros besoins de main-d'œuvre (qui correspondent aux plus forts besoins énergétiques) ont des répercussions importantes sur l'utilisation des aliments forestiers et sur les besoins nutritionnels des populations.

Rôle des programmes de foresterie communautaire

La tendance récente des projets de foresterie communautaire est de s'écarter de la stricte production de bois de feu pour rechercher des utilisations multiples des arbres permettant une production alimentaire, en général des fruits et des noix. Quelques postulats ou mythes semblent s'être déjà glissés dans les projets de ce type:

Les programmes de foresterie communautaire peuvent jouer un rôle important dans le domaine de la nutrition; souvent les populations rurales exploitent d'ores et déjà les ressources alimentaires de la forêt et des arbres; ces produits les intéressent donc. On peut résumer comme suit les rôles potentiels de ces programmes en ce qui concerne les carences nutritionnelles majeures qu'il faut corriger:

Papayer. Carica papaya L.

Aménagement de la forêt naturelle

L'aménagement des zones forestières naturelles pour mettre en valeur leur potentiel de production alimentaire est prometteur, car leurs ressources sont déjà prisées par les populations locales. Mais la pression démographique élevée peut soulever des difficultés: comment protéger les ressources alimentaires forestières de la surexploitation tout en entretenant l'intérêt à leur égard par des pratiques d'utilisation durable? La réponse réside dans un aménagement souple et pragmatique. Dans le passé, aménager signifiait souvent percevoir des taxes d'usage. Il est essentiel de protéger et de mettre en valeur (par la sélection) les ressources alimentaires de la forêt, et de respecter les droits usufruitiers, qui reflètent les besoins nutritionnels des populations locales. Celles-ci doivent avoir accès à la forêt pour en apprécier les ressources et en user. Si parfois la liberté totale d'accès risque d'entraîner une dégradation rapide, les restrictions doivent rester empreintes de souplesse, compte tenu du fait que l'intérêt nutritionnel majeur des aliments forestiers est de constituer une réserve de ressources en cas de crise et pendant les pénuries alimentaires saisonnières.

Les essences fruitières et nucifères forestières sont en général présentes à faible densité dans les peuplements naturels. Leur densité peut être accrue en les protégeant et en les sélectionnant. On peut en outre aménager les forêts naturelles en vue de la protection et de la production de gibier et de poisson. L'aménagement de l'habitat pourrait inclure la mise en valeur des ressources fourragères dont les animaux sauvages ont besoin, avec la sélection d'essences appropriées, la pratique de petites éclaircies, et le maintien de bandes tampons boisées le long des berges des cours d'eau.


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